Premier volet d’une trilogie russe, composée au gré de mes pérégrinations dans ce pays cher à mon coeur. Quelque part, l’âme slave me nourrit, d’une forêt boréale à l’autre.
A chaque wagon son contrôleur. Je jauge celui qui sera le gardien de notre nuit. L’espoir retombe lorsque le visage est aussi juvénile que celui des lycéens qui poussent des cris de guerre sur le quai. Leurs sacs bardés de piolets les dépassent d’une tête, probablement un trek dans la péninsule de Kola. Mais notre officier affiche une certaine fermeté et, sur le poing gauche, le tatouage des prisonniers russes. Les gangs de détenus gratifient ainsi leurs membres d’une sorte de sceau carcéral, propre à chaque bande : signes cabalistiques, volutes celtiques, devise cryptée…deux kopecks se chevauchent entre le pouce et l’index de notre homme. Je me demande ce qui pousse un condamné à immortaliser ainsi son séjour, à choisir le stigmate qu’il exhibera au monde une fois sa peine purgée. Pourquoi inscrire sa pénitence d’une manière indélébile, revendiquer fièrement son entorse à la loi? Je suis maintenant à quelques centimètres de cette main qui m’hypnotise. Je lui tends le précieux billet mordoré. Quelques secondes de lutte pour déchiffrer mon passeport en caractères latins. Je monte en platskart, la troisième classe.
C’est au contact métallique de ses rails que la Russie a le meilleur goût. Douteux sur la perspective Nevski martelée de talons aiguilles racoleurs et striée de léopards de la pire espèce, le goût russe s’améliore avec les kilomètres. Celui du thé reste sûr. Qu’importe la distance d’avec la métropole, le mouvement suffit à insuffler de la poésie par la fenêtre.

Bien obligé. Il fait une chaleur de four et j’entends presque la supplique silencieuse de mes compagnons de circonstance, cinquante-quatre Russes amenés à s’exposer mutuellement en sous-vêtements une nuit durant : roulons ! Dans un effort titanesque, la locomotive met en branle son attelage sans fin. On l’entendrait cracher un jet de fumée et siffler dans la toundra, si on n’était encore dans la gare Ladoshka, à Saint Pétersbourg, et que les trains russes, tout soviétiques soient-ils restés, ne sont plus tractés par la vapeur depuis la fin des années 80.
La Russie bâfre les restes de l’URSS. Jusqu’à quand ? Combien de bateaux de croisière ou de sous-marins couleront encore à pic, les gilets de sauvetage cadenassés à fond de cale ? Combien de réacteurs d’avion amortis feront leur dernière traversée des fuseaux horaires de la CEI? Nos appartements tombent en ruine et vous rénovez les palais de la Neva, lit-on dans la presse. Les trains sont sûrement les dernières miettes du festin, et mieux vaut se croire en sécurité à leur bord. A 80km/h de moyenne, bercés par le roulis et l’air chaud qui fait voler les rideaux, notre wagon ne peut pas trahir notre confiance. Voyons, un demi-siècle de bons et loyaux services et pas une ride, pas une veinure de rouille, le même bruit sec de la table que l’on déplie comme au premier jour ! Pareils à des bottes de foin, les matelas roulés s’entassent sur les couchettes supérieures, l’oreiller enfoui en leur centre. Quelques taches rouges suspectes, certes, mais on les oublie vite une fois les draps déployés.

Qui sont les lavandières derrière les plis impeccables ? En installant ma couche, je songe à ces femmes. Pensent-elles aux corps qui s’enroulent dedans, qui décident de couvrir la tête du matelas plutôt que les pieds, car la longueur ingrate du drap impose un choix ? Est-ce qu’elles se lancent des plaisanteries ? A quoi ressemble leur journée de travail ? Quelles sont les tâches les plus pénibles, laver, repasser, sceller les emballages plastifiés ? Est-ce qu’elles souffrent de la chaleur, de la moiteur ? Sont-elles aussi bridées que les femmes entrevues dans les cuisines de restaurants, ou somnolant encore dans le métro au petit jour ? Les gens des « Républiques » sont à la Russie post-communiste ce que sont les hispanos et les afros-américains aux rues ensommeillées de New York ou San Francisco.
Nos deux voisines cinquantenaires bavardent entre chocolats et beignets. Les quelques mots bafouillés au prix d’une douloureuse gymnastique intellectuelle, dégringolant mentalement cas et conjugaisons, sont notre meilleur passeport. Chaque échange réussi est un miracle. L’une d’entre elles nous dit étudier le commerce international, information tout à fait inattendue, et nous demande de l’aider avec sa prononciation anglaise. On lit à voix haute son manuel, des contes bilingues cousus de mots parfaitement inusités. Tout le compartiment en rigole. Elles vivent à Nijni-Novgorod, mais viennent d’une petite ville près de Mourmansk. Plus de vingt-quatre heures de voyage, assurément. Quand tout le wagon commence à s’affairer pour la nuit, il est temps de rejoindre ma couchette. Petit sourire intérieur de gratitude lorsqu’à mon tour je reçois mon paquet de literie. Je vais pouvoir aménager ma niche éphémère, recréer une bulle d’intimité qui se gonflera au rythme du vent et des roues.

Le groupe d’ados fait sonner ses gamelles pleines de soupes épaisses et odorantes. A défaut de vraies cartes à jouer, ils en fabriquent, et misent des allumettes. Ils me tendent une glace par-dessus la barrière de ma couchette. Les Russes en consomment une quantité astronomique. Je regrette instantanément d’avoir refusé sous prétexte que je viens de me laver les dents, c’est ridicule. Mais le contact qu’ils cherchaient est établi, ils finissent par me convaincre de descendre de mon perchoir pour disputer une partie de poker. Une jeune fille s’empresse de pratiquer avec moi son allemand, ses yeux sont écarquillés par l’effort, puis brillants de fierté d’avoir été comprise. Nous sommes sûrement les seuls étrangers à bord. Elle est interloquée, mais pourquoi faire votre voyage de noces ici, mit uns, avec nous? Son incompréhension m’émeut. Parce qu’on vous aime, je suppose, parce qu’on avait soif de Russie et faim de votre langue.
Le train dessert copieusement la campagne. Il est minuit passé et il fait encore jour. Je m’enivre du spectacle des vendeurs ambulants. Le passage du train est une aubaine pour ces villages du bout du monde. Pas de monastères ni de lac, trop d’immeubles staliniens : aucune raison d’y faire escale. De mon poste, je plonge les yeux dans les seaux de Tchiornika, myrtilles ramassées dans les sous-bois. Je m’amuse des astucieux mobiles de poissons séchés, posés sur les épaules des vendeurs. Les voyageurs en raffolent et en arrachent des morceaux avec gourmandise. Voilà qui va ajouter au fumet corporel du compartiment.

Méthodiquement, le contrôleur dissocie les feuillets du billet, détache le volant qui lui revient et le plie soigneusement en une bande de 5 cm sur 2 qu’il coince dans une des fenêtres de son carnet de bord. On dirait un album de philatéliste. C’est un ravissement de le voir s’affairer. Il saute d’une banquette à l’autre, sans que le moindre signe de lassitude ou d’énervement ne vienne troubler son visage inexpressif. Il compte et valide. Les billets, les draps à distribuer, les places attribuées. Devant le voyageur monté à 4h du matin, il répète son répertoire de gestes. Arrache, plie, range.
Hélas, sa rigueur professionnelle ne peut rien contre le vrombissement des parois nasales qui s’amplifie à chaque arrêt. Ah qu’on les maudit maintenant, ces bedaines goguenardes, si sympathiques quand on tapait les cartes ensemble! Les ronflements se répondent, et relancent l’exhortation muette : roulons ! La chaleur s’épaissit très vite, nullement dissoute par la nuit qui feint de tomber. Les moustiques viennent faire des loopings entre mes deux oreilles et je ramène le drap au dessus de ma tête, découvrant mes pieds. Une fois de plus, il faut choisir. Les bouchons d’oreille sont désespérément inefficaces, le meuglement de la couchette en haut à droite relaie le sifflement de la voisine d’en face, et en toile de fond, un concert plus classique de ronflements s’épanouit. Quelque chose frôle mon dos, je tressaille. Perfides bouchons de cire. Un passager traîne sa valise recouverte de sacs de plastique au ras de mon matelas, je tâte par réflexe mes quelques affaires. Je dors sur mon sac à dos, enclos par le siège, je couve de mes reins les indispensables de la nuit, livre, eau et musique, et dans la poche de mon jean mon passeport prend sûrement le pli de mes hanches.

La porte menant aux toilettes, espace fumeur du wagon, est restée ouverte et bat la cadence des rails. La fumée me sort une énième fois de ma torpeur. A défaut de sommeil, c’est ce qu’on peut espérer de mieux dans un train, la torpeur. Le bruit répétitif m’excède, mais je suis trop emberlificotée dans mon drap pour surmonter ma flemme d’en sortir pour lui régler son compte. Les Russes sont si attachés à leur cigarette que je ne pèse pas longtemps le pour et le contre d’une intervention, une femme claque brutalement la porte derrière elle et me délivre de mon indécision ainsi que de quelques sources ronflantes.
Petit matin. Le contrôleur réveille ses ouailles. Inutile, les passagers anxieux ont réglé leur téléphone pour ne pas rater leur gare. La scène pop russe déferle dans le wagon. Étonnant comme la pop traverse les frontières et défie les langues pour nous servir la même soupe acidulée, d’Istanbul à Moscou, de Sarajevo à Montréal. Commence un chassé-croisé entre le samovar et les sanitaires, aux deux extrémités du wagon. Les uns portent avec précaution leur verre de thé enchâssé dans une poignée cerclée en aluminium, les autres serrent contre leur cœur une trousse à toilette minimale. Le lavabo me présente un insurmontable défi, pauvre néophyte des trains russes, je ne vois pas comment remplir mes mains jointes tout en poussant de la paume la petite manette rétractable qui dépasse du robinet. Le débarbouillage attendra.
Je cligne des yeux en sautant sur le quai. La lumière est si vive sous cette latitude. Une grappe de conscrits saute en hurlant sur leur congénère hébété de sa nuit. Les couples s’étreignent, les voyageurs au plus long cours en grillent une avant de remonter à bord.
