Le jeune type n’en démord pas et cherche le soutien de ses amis, qui ne bronchent pas. Sa Grande Guerre Patriotique et notre Seconde Guerre Mondiale, ça ne peut pas être la même, et si notre jeune compagnon bavarois parle si bien le russe, c’est parce que l’URSS a longtemps occupé l’Allemagne. Les repères temporels et géographiques se télescopent manifestement dans sa tête. A l’Ouest, les derniers témoins de la guerre, quel que soit le nom qu’on lui donne, s’éteignent avec leurs souvenirs. En Russie, elle a toujours le monopole de l’héroïsme et du tragique. Son évocation persistante fait beaucoup plus de bruit que les manœuvres périodiques dans le Caucase. La victoire et son coût, vingt-cinq millions de morts, font régulièrement irruption dans le discours, et nourrissent le nationalisme ambiant.
Je ne sais pas si Misha me voit. La cataracte rend son regard vitreux. Les fesses moulées dans la toile de son tabouret, il s’accoude sur des genoux cagneux, et confie sa ligne à une gamine trop heureuse de pêcher comme les grands, mais intimidée par le ver qu’il faut d’abord embrocher. Il s’échauffe, condamne l’ignorance de la jeunesse, de mon temps, hein, on apprenait mille fois plus à l’école, et il raconte à la cantonade la guerre qu’il n’a pas faite. C’est ainsi, nul besoin d’être un vétéran pour en parler légitimement.
Misha n’a pas d’âge, son nez alcoolisé et sa peau tannée de pêcheur l’effacent, et il en joue visiblement pour conférer à ses jugements la sagesse des Anciens. Une soixantaine d’années, je dirais. Il a un petit pansement blanc sous l’œil droit. Il s’emporte, trop content de trouver en nous un nouveau public, lâche un rot entre deux invectives, il en faudrait plus pour l’arrêter. On se retient de rire, la colère du jeune mec nous y aide. Susceptibles, les Russes. Sanguins. Ça chauffe rapidement. La panoplie habituelle crâne rasé-tenue de camouflage-biscotos tatoués, scrupuleusement gonflés et exhibés, rajoute du crédit aux éclats de voix. Intimidés par la virulence des échanges, on se concentre sur nos concombres, et sur les fils de pêche qui nous frôlent les oreilles.
22h. Le ponton luit sous le soleil polaire. Il a été lavé la veille, en même temps que le tapis qu’une grosse dame a étrillé sans pitié. Caleçon retroussé, elle l’arrosait du seau que lui tendait un autre tondu-tatoué, dans le lac jusqu’à la taille. A chaque jet, les gamins piaillaient en esquivant les éclaboussures. A la fin de l’opération, elle a roulé méthodiquement son tapis, frottant le verso à chaque pli. Le cylindre mouillé devait peser un cheval mort! Elle l’a chargé en un coup de reins sur ses épaules, et s’est dirigée vers le village. La ribambelle de gosses en culotte lui a emboîté le pas sur les sentiers de sable. Un peu d’eau stagne encore dans les trous des lattes.
La population de l’île, 900 âmes au recensement de 2002, double en été. Comme Misha, beaucoup vivent sur le continent, et ont pour datcha un appartement dans un immeuble de bois sur la plus grande des îles de l’archipel. Ils pêchent, cultivent, mettent en bocal ou sèchent ce qui agrémentera la kacha de sarrasin et le pain de seigle pendant les six mois d’hiver. Les téméraires résidents permanents doivent se déplacer à skis ou motoneige. La centaine de lacs et les canaux creusés par les moines pour assurer leur jonction gèlent, le tourisme aussi. La saison haute est courte, elle doit être lucrative. Il s’agit de capter la fortune de la nouvelle classe moyenne russe, qui vient en avion d’Arkhangelsk claquer des milliers de roubles. Les quelques hôtels qui encerclent le petit bourg affichent des prix exorbitants. Pour les petits budgets, la location des chambres chez l’habitant met en concurrence les voisins.
Elena attend ses futurs clients sur le débarcadère, et dame le pion à sa collègue avec un argument décisif: sa chambre à elle a l’eau courante. Il s’agit en fait de la seule chambre du ménage, qui vit dans un trois pièces avec son petit garçon. Deux nuitées leur rapportent autant qu’une semaine de travail. L’appartement est modeste mais propre, à défaut de lavabo on se lave les dents sous la douche. Pour se raser, c’est plus délicat, à moins de faire la navette entre le miroir de l’entrée et l’évier de la cuisine. L’écran plat dernier cri émet une bordée de pop, l’homme de la maison, mutique, rafistole son fil de pêche dans le salon.
C’est notre hôpital, c’est là que je suis née. On se retourne sur les deux maisons décrépies, toujours en service. Bon an mal an, Elena reste fidèle à son île. Tant que son fils va à l’école. Après, ce sera plus difficile. A deux heures et demies du port de Kem, les migrations pendulaires sont impossibles. On croise souvent le bonhomme de cinq ans sur la plage, ou au milieu des chèvres. En juillet, il fait sacrément chaud, à 150 kilomètres du cercle polaire.
Je suis saisie par la beauté qui m’entoure, et décroche de la bisbille entre pêcheurs. Je pivote d’un quart de tour pour faire face au monastère. Le bois vieilli des bulbes prend des reflets argentés à la lumière, et il faut les avoir inspectés de près pour apprécier l’illusion. C’est un Saint Lieu, nous a-t-on dit. Ivan le Terrible sévissait quand les deux moines fondateurs ont érigé les massives fortifications. Le trafic du sel, des fourrures et du poisson était juteux : ils sont rapidement devenus les propriétaires terriens les plus fortunés à des kilomètres à la ronde. Ils contrôlaient toute la côte de la mer Blanche et les rivières qui s’y jettent, opposant une farouche résistance aux Scandinaves.
Le Saint Lieu cachait bien son jeu, il ne l’était pas pour les opposants au régime autocratique ou à l’orthodoxie. Terre d’exil depuis sa création, on dit que de sordides cachots étaient creusés dans ses enceintes. Après la révolution bolchevique, le monastère a été incorporé au vaste complexe répressif des Solovki, dont l’archipel a inauguré celui du Goulag. Il commença ainsi son existence maligne, écrira Soljenitsyne, et bientôt il aurait des métastases dans tout le corps du pays. La reconversion en SLON, « camp du nord à destination spéciale », s’est soldée par l’exécution des moines réfractaires et le pillage en règle de tous les métaux par l’Armée Rouge. Les cloches ont ainsi été fondues en canons dans les usines de Petrozavodsk. Le redressement moral des dissidents s’accompagnait d’objectifs de rentabilité très ambitieux, qui furent atteints avec une efficacité sans pareille quand un prisonnier (zek, pour « zaklioutchienie », enfermé) zélé a été promu chef de camp. Partout on marche sur des os.
Le monastère a rouvert ses portes il y a vingt ans. L’Église et le Ministère de la Culture rivalisent de subventions pour le contrôle du site. Le chantier a repris par à-coups estivaux. Béton armé et main d’œuvre arrivent par la mer. Les seuls moteurs de l’île sont ceux des petits camions franchissant le porche chargés de gravats, et des marchroutkas, taxis collectifs déversant les pèlerins. Les chauffeurs sont invariablement barbus, moines en civil ou en chasuble noire.
Le monastère s’étire sur la langue de terre qui s’interpose entre l’eau douce du lac et l’eau salée de la mer Blanche. Ses tours médiévales offrent une douce pente. Adossés contre la roche moussue, gardés par des veaux en embuscade, nous sommes à l’arrêt. Les astres ne se disputent plus le ciel, ils le monopolisent jour et nuit. A peine couché, le soleil se hâte de renaître à quatre heures du matin. Le concert de carillons entre onze heures et midi, entre seize et dix-sept heures désavoue le ciel muet : le temps s’écoule pourtant. Le quotidien du monastère le manipule. Pour les réservations du bateau, le bureau sera ouvert de 21h à 23h. Les deux frères remplissent de grands registres, et délivrent des coupons manuscrits.
Le défilé est ininterrompu. Des jeunes filles d’un autre temps vont deux à deux assister au culte. Debout devant nous, un homme s’entretient longuement avec un moine. Deux peintres tournent le dos au lac. On attrape au vol des bribes de conversations. Moines à vélo, robe au vent. Bandes adolescentes venues planter la tente. Traits asiatiques des charpentiers saisonniers. Un débarquement bruyant de pieuses touristes nous tire de notre lecture ; les roues de leurs valises s’enlisent dans le sable. Nos silhouettes vont servir d’arrière-plan à des centaines de photos.
Les extrêmes se croisent ici, devant l’arche de la porte : les corps sont dénudés, ou couverts de la tête aux pieds. Les grandes religions monothéistes, dans leur plus stricte interprétation, partagent leur dégoût du corps féminin. Un moine cuisinier, pantalon pied-de-poule, approvisionne le trapeza, kiosque de douceurs situé à une centaine de mètres de notre poste. Des plateaux sont posés en équilibre sur sa main gauche, et il tire une charrette à bras débordante de victuailles. C’est notre cantine, le réfectoire municipal est trop décevant, on lui préfère le kvas maison et les pirojkis au chou des moines. Autre carrefour œcuménique, les ordres religieux font de délectables produits. Certes, les gâteaux au millet secs comme des hosties, avec pour seule fantaisie une petite airelle triomphante au sommet, sont étouffe-chrétiens au possible et monastiques au pied de la lettre. Mais ça vous cale pour un temps, jusqu’à ce qu’on complète avec un délicieux pudding au chocolat. Les moines recyclent ainsi leur pain rassis en ajoutant un peu de cacao, des brisures de noix et des raisins secs. Je me baisse et articule aussi distinctement possible ma commande par la fente. On ne voit que la houppe blonde du gamin qui nous sert, et ses mains soulevant avec précaution la vieille bouteille de Coca-Cola remplie de kvas.
L’eau est croupie dans cette anse. Rose, par endroits. Une femme cultive son potager, pris entre le marécage et la route. Une pèlerine tout de noir vêtue nous demande avec angoisse le nom du bateau qui vient d’accoster. Elena tient sa pancarte d’une main, chambre à louer, le guidon de son vélo tout-terrain de l’autre.