corps à corps

Voici le texte intégral d’un de mes articles publié par le Devoir en février 2022. Je répondais alors à un appel à récits sur le thème du « corps pandémique », qui m’a conduite à réaliser la prépondérance de mon expérience corporelle de l’immigration sur celle de la pandémie et son lot de désincarnation et de restrictions.

Le corps immigré et le corps pandémique se battent en duel. Dans la compétition des souffrances, la joute est serrée. Le corps immigré triomphe d’abord, il est expérimenté. C’est naïf, presque attendrissant : il devient suffisant et moque le désarroi des corps pandémiques conviés brutalement à sa table. L’absence harcelante des corps aimés, les rituels manqués, les anniversaires sur zoom. Les enfants qui grandissent trop vite et trop loin de leur parenté. Mais le partage s’arrêtera là. Le corps immigré gardera le monopole du mal du pays qu’on balaie pour relever le défi permanent de l’adaptation, cette médiation culturelle éreintante qui ne lâche jamais. Les désillusions entretiennent son caractère impérieux, même quand les forces surhumaines des premiers temps, celles qui ont propulsé le corps immigré sur la route et lui ont fait trancher liens et racines, se sont éteintes dans la résignation.

on the road
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Le corps immigré, surtout s’il n’a pas su s’entourer rapidement d’autres corps immigrés, est terriblement seul. Il se sent spectre parmi les spectres, sans pouvoir expliquer aux autres corps de quoi est faite sa solitude, tant elle est le produit de manques impossibles à décrire. Entre corps immigrés, elle éclate par soustraction : on se sent exister, vu, enfin en relation, pas celle des bavardages de ruelle ou de clôture d’école qui ne débouchent jamais sur une invitation, celle qui démarre au quart de tour, avide de promiscuité émotionnelle et culturelle. L’imaginaire collectif qu’on réactive ensemble, la fatigue de la traduction, les réminiscences des origines populeuses et ensoleillées. Le corps immigré ne comprend pas la grammaire des corps indigènes. Même en couple avec l’un d’eux, même après une décennie, il tâtonne encore. Il se sent flotter, invisibilisé par des regards qu’il cherche en vain. Il s’ennuie de ceux des siens, scrutateurs, juges, séducteurs, qui enveloppent, soupèsent, agressent même, mais valident toujours son appartenance à la société. Car le corps, là-bas, est d’abord social, pour le meilleur comme pour le pire.

Le corps pandémique et sa panoplie de chaînes ne peuvent pas déloger le corps immigré du premier plan. Il l’occupe obsessivement. Le masque est une arme dérisoire, elle nuit presque au corps pandémique dans la bataille en permettant un regard plus assumé à l’abri du bâillon. Ajouter un mètre entre des corps qui chérissent avant tout leur liberté et s’évitent, la belle affaire! À la bibliothèque que fréquente assidûment le corps immigré depuis si longtemps, le personnel ne connaît toujours pas son nom, ni ceux de ses enfants. Le plexiglas n’a rien à voir avec cette amnésie délibérée. Et en hiver, confinés ou pas, les corps disparaissent invariablement, dans les logis ou dans l’étoffe. Le corps pandémique adolescent ne pouvait accoter les souffrances du corps immigré.

Puis il s’est installé dans la durée et a pris du muscle. La quarantaine à l’hôtel a dissuadé, privée de mobilité l’immigration est devenue exil, on n’a plus compté en mois mais en années. On a prié pour que les décès nous attendent. On s’est épuisés à suivre les vagues sur deux continents. Qu’importe que le quotidien vire au vert si la maison d’enfance reste rouge, ou le ciel inaccessible? Le corps pandémique mature a rattrapé le corps immigré. Il a gratté ses plaies, l’a isolé à nouveau dans son vécu si dur à partager. Beau joueur, le corps immigré lui cède cette manche : la guerre, c’est lui qui la gagnera. Le corps pandémique n’en a plus longtemps, lui est là pour rester.

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