Hans

Tu me fascines. Par ton histoire qui raconte tellement la grande, et par ta vivacité d’esprit, les deux allant clairement de paire dans ton cas.

Tu me manques. Ton intelligence sortant de ta bouche rieuse est un trésor disparu. Un espace réconfortant où réfugier mon esprit avide de structures qui canaliseront son errance. Tu domptais le cheval fou qui galopait dans ma tête, mais le nourrissait aussi.

Je me revois descendant de vélo, frappée par les violentes bourrasques qui me ramenaient irrésistiblement au centre de la chaussée. Jeunesse inconsciente grisée par sa liberté, j’étais coutumière des traversées nocturnes et cyclistes d’une ville malfamée mais trop excitante. La Corniche était balayée par les rafales; pied à terre je luttais pour ne pas reculer. Les piétons n’ont pas leur place sur ces deux voies où les kékés et leurs pépettes exhibent leur nouvel engin de course et le font vrombir entre deux virages. DSC04864-1024x768J’aurais dû accepter ton offre de passer la nuit dans la véranda, lieu rêvé que personne ne me rendra jamais, avançant à flanc de colline au-dessus des pierrailles du vallon de la Baudille, surplombant la Méditerranée à son plus beau, là où on ne voit pas les plages bondées et sales ni la route en contrebas mais le château d’If sur son caillou.

Cette véranda est une étuve la journée mais le concert des crapauds et la fraîcheur du soir la rendent très confortable. DSC01391Un appartement-bateau, bleu poudre, avec une cuisinette en estrade face à la baie vitrée, un comptoir arrondi accueillant vaisselle de Silésie, semis de tomates en pots de yogourt et journaux en français, en allemand ou en anglais. J’aimais m’y réfugier. Je te nourrissais de pâtisseries arabes dégoulinant de sirop de sucre, bricolais une vinaigrette pour accompagner la salade verte et le pain plat à la semoule dans son papier graisseux. Tu me nourrissais de tes récits incroyables du Paris de l’après-guerre ou de ta traversée du Pacifique à fond de cale. Nous jouions, car tel était notre plaisir, à confronter nos opinions politiques, tu ne croyais pas au bio pour répondre à la demande exponentielle de la population mondiale, je vitupérais contre les OGM dont tu défendais l’innocuité. Tu lisais en trois langues. Tu me lisais, moi et mes Berlinades, Montréalisations et autres vagabondages de clavier, tu me poussais à décocher plus loin mes flèches, à m’élever plus haut, à briguer la Ivy league. Tu fus certainement un père et un époux impitoyable, aussi inflexible et exigeant avec les autres que tu le fus avec toi. L’âge, même si tu le redoutais, et l’expatriation loin des tiens ont amolli ton coeur, et j’estime ma chance d’avoir pu grandir auprès de ce qui fut probablement une des meilleures versions de toi-même.

Me vient à présent l’idée que tu étais sûrement confortable dans le déplacement, et que ce fut un fort point de convergence entre nous. Comme moi, tu aimais la labilité des mondes langagiers, voyager de l’un à l’autre et revêtir comme une seconde peau l’identité qu’une langue nous confère, le temps de son usage. Nous aimions nous sentir détachés, fluctuants, pas tout à fait d’ici, un peu de là-bas, avec des bouts de partout que nous charrions en nous et agencions à notre guise, selon les circonstances. Nous étions confortables dans la superposition des appartenances, celle qui affaiblit chacune pour livrer un magma culturel moelleux qui résiste aux clichés et aux assignations. Métissés nous étions, et c’est sur ce terrain de contacts et d’hybridation que nous jouions avec le plus d’aisance. Ton choix de la génétique, science des origines, ne doit peut-être pas grand-chose à ton envie pressante de vider ta vessie. Ni moi celui de sonder inlassablement la question de l’identité, sous toutes ses formes.

Hans, mon ami, tu me manques. En moi le sentiment de ne pas avoir assez baigné dans tes récits, de ne pas avoir suffisamment rendu hommage à ta vie palpitante en leur donnant une forme écrite ou radiophonique. J’ai soif de toi et je pleure ma source à jamais tarie. L’image de ton sourire éclatant sur ta peau tannée mais si lisse pour un nonagénaire, qui bridait tes yeux d’intelligence et de pertinence, me fait m’enfoncer dans la nostalgie, et je peine à faire gagner la chance de t’avoir connu sur la tristesse de ton départ.

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Esquisser ta vie en quelques lignes est insultant, et je suis consciente de l’immensité de mon ignorance à ton sujet, mais les bribes que j’en sais valent la peine d’être publiées, comme un dernier hommage. Tes premiers souvenirs du XXe, ce siècle que j’ai tant aimé malgré ses immenses tragédies, remontent à la crise de 1929. Tu te souvenais de la frugalité inhabituelle des fêtes d’enfants cette année-là à Nuremberg, ta ville natale. Né juif, tes parents pensent te protéger en t’envoyant étudier en Angleterre. Tu y seras en sécurité jusqu’à ce que ta nationalité te rende suspect aux yeux des Anglais, qui te déportent en Australie. Tu as 17 ans. Entassés sous la surface de l’océan, tes camarades et toi devinez avec des aimants plaqués sur la coque que vous filez vers le sud, puis vers l’est, après le passage du Cap. Tu passeras 5 ans dans un camp de travail australien, prêts à être envoyés sur un hypothétique front pacifique contre le péril jaune qui n’attaquera jamais les côtes, occupés dans les vergers. À la Libération, tu embarques pour la côte ouest des États-Unis, où tu retrouveras enfin ta mère et ta sœur. Hans Reichenberger devient Howard Rickenberg. Vous reconstruisez votre petite cellule familiale, sans ton père que tu ne reverras jamais. Il te faut rattraper ces 5 années d’éducation perdues. Tu travailles comme un fou, et tu intègres l’université de Yale, en agronomie. Survient alors cet épisode mémorable qui, dis-tu, a décidé de ta carrière: à la rentrée, tu rencontres sur le chemin des toilettes un camarade qui te parle avec des étoiles dans les yeux de la génétique, nouveauté offerte sur le campus. Son enthousiasme est contagieux, tu t’inscris. Commence alors une brillante carrière qui te mènera à l’institut Pasteur, auprès de Jacques Monod1, pionnier de la discipline. Tu me racontes le Paris pauvre des années 50, en pleine reconstruction, où un appartement sur l’île de la Cité coûtait une bouchée de pain, achat que tu regretteras toute ta vie de ne pas avoir fait. Tu séjournes en Chine, en Côte d’Ivoire, tu enseignes à Austin, à Denver, à Seattle, où il pleut bien trop, puis tu acceptes l’offre d’une collègue de la rejoindre dans son laboratoire de Marseille, à l’âge où l’on prend habituellement sa retraite. Tu continueras la recherche pendant plus de 20 ans, donnant bénévolement de ton temps à Médecins du Monde ou aux phobiques de Marseille. chez Hans (4)

Tu écumes le monde jusqu’à ta dernière année de vie, à 92 ans. Tu auras vu la Syrie d’avant le désastre. L’Amérique Latine. Les États-Unis où tu reviens tous les ans visiter tes trois enfants. Tu pars souvent à Paris, déambuler dans ses musées, et à Aix-la-Chapelle, ville de ton enfance, séjourner chez ton amie de coeur, Helga. Toujours, tu m’écris. Insatiable Hans, tu m’appelais et suivais sans l’ombre d’un oubli mes turpitudes montréalaises. Cet été sera le premier sans pélérinage chez toi.

So long, my friend. Auf wiedersehen.

chez Hans (6)

1Prix Nobel en 1965 pour ses recherches en génétique.

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