Le chemin des âmes

Encore une histoire d’amitié passionnelle et rivale, contée par un auteur aussi talentueux qu’Elena Ferrante dans l’art de nous tenir en haleine avec un entrelacs relationnel aussi vénéneux qu’éblouissant. Ce sont deux hommes, cette fois, qui s’épaulent, se provoquent et s’affrontent avec autant d’affection que de jalousie. Le théâtre en est tout autre, et si Naples des années 60 m’avait choquée par la violence sociale qui la réglait, les tranchées de la Grande Guerre annulent toute comparaison dans le degré d’horreur.

indexComme Lila et Elena de l’amie prodigieuse, Xavier et Elijah partagent l’intimité forte de ceux qui ont traversé ensemble tourbillons émotionnels et initiatiques depuis la toute petite enfance. Cette intimité sera érodée jusqu’à la corde par la première guerre mondiale, jusqu’aux ultimes lambeaux qui tiennent encore la relation – mais jusqu’à quand? C’est cette question et sa résolution qui nous tarabuste tout au long du récit, jusqu’à la fin, récompensant notre attente anxieuse.

Joseph Boyden nous chahute dans le temps et dans l’espace par un récit à deux voix, qui se répartissent les chapitres. Je pensais me lasser rapidement de son recours permanent à la rétrospective, que nenni! J’ai suivi avec fébrilité nos deux héros dans leur traversée de l’Atlantique à fond de cale puis dans les tranchées des Flandres, ainsi que le personnage de Niska, enfant au pensionnat indien, adolescente solitaire, puis petite vieille raccompagnant son neveu rescapé en canot vers leurs terres ancestrales.

Xavier et Elijah sont des Cries de la Baie James. Ni les monuments aux morts des patelins qui m’ont vue grandir et bourlinguer, ni les programmes d’histoire au secondaire ne m’avaient révélé l’existence de ces courageux fantassins, recrutés au fond des bois pour leurs talents de chasseurs, qui ont joué un rôle décisif dans les premières défaites infligées à l’armée allemande à partir de 1917.tranchees J’ai encore imprimées dans le crâne mes scolaires frises chronologiques, 1914, l’enthousiasme, les Français partent la fleur au fusil, pimpant dans des uniformes bleu ciel qui en feront des cibles si faciles. 1915-1916, les hommes s’enterrent et s’enlisent. 1917, mutineries et « tournant de la guerre ». Maintenant, j’en connais quelques acteurs, dont la France n’a visiblement pas cherché à perpétuer la mémoire. Et surtout, j’ai habillé de bruits, de visages et d’ambiances la compilation de chiffres et de tirets absorbée à l’école.

Boyden fait revivre ces poilus comme personne. On devine des mois de documentation, et une méticulosité dans la reconstitution, que la fiction rend extrêmement touchante. J’y étais, dans les gourbis, dans les cratères, à marcher péniblement avec de la boue jusqu’aux cuisses, à trimballer un lourd barda, et à sortir la peur au ventre hors des parapets pour suivre des ordres absurdes qui déciment les trois-quarts des camarades.

Passchendaele, où se passent quelques chapitres
Le terrain ravagé de Passchendaele, où nos héros se battront

La boucherie, mot longtemps lu et répété, j’ai enfin la sensation de m’en être approchée au plus près de ce que le fond de mon lit me permettait. J’en ai eu mal aux tripes. J’ai été au bord des larmes. J’ai serré les dents. Jamais mon corps n’aura autant viscéralement participé au récit de la vie d’un autre. Mais que cette perspective d’être profondément brassé ne vous décourage pas de vous plonger à votre tour dans le chemin des âmes! Car Boyden ne nous livre pas tous ces détails infernaux pour le plaisir sadique de nous lever le coeur, il le fait avec brio pour nous emmener loin, très loin, dans l’intimité chancelante de ces deux hommes au portrait si complexe qu’on résiste à l’attachement manichéen que notre esprit toujours en quête de simplification désire pourtant.

Les parenthèses que Boyden nous offre avec le récit de vie de la tante Niska ne sont pas plus reposantes. Il fait froid, souvent, et les hommes sont cruels. Anthropologiquement, c’est passionnant, et on ne peut s’empêcher de revisiter nos relations avec les Premières Nations à l’aune de cet aperçu ethnographique. L’auteur sait éviter le folklorique et les lieux communs. Il ne verse pas non plus dans un pathos fatigant qui dressent d’un côté les victimes indiennes et de l’autre les blancs bourreaux, même si le sens de la persécution est bien connu de tous. L’auteur semble s’être donné pour mission d’esquisser roman après roman une vaste monographie amérindienne. Dans le grand cercle du monde, à nous deux, j’en veux encore.

L’écriture, délectable, est bien servie par une traduction exemplaire. J’en ai dévoré chaque page , retenant mon souffle et appréciant certains petits bijoux lexicaux comme le mot sagacité qui se fait trop rare, jusqu’aux remerciements qui sont aussi vivants et émouvants que les 500 pages qu’ils couronnent.

  bataillon1

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