On a retenu notre souffle : le maintenant très populaire frigo des ratons de Rosemont allait-il finir sa courte vie dans d’obscures trappes juridiques? Patrick Bodnar, fondateur du projet, a soulagé son auditoire de deux mille abonnés dimanche dernier en annonçant son déménagement. Le frigo de ruelle est mort, vive le frigo de rue – en attendant une probable nouvelle délocalisation, les pourparlers avec la mairie se font justement en direct, au téléphone, alors que je me rends sur les lieux rencontrer l’instigateur de ce beau bazar.
Le frigo des ratons est abrité par un astucieux et écologique caisson de palettes, sur la 5e avenue entre Holt et Rosemont. Son petit frère, le frigo des écureuils gourmands, vient de naître à trois coins de rue de là. Les palettes? C’est pour ne pas décourager les enthousiastes qui voudraient dupliquer le concept, m’explique Patrick, designer et maître d’école, qui a manifestement la pédagogie et l’éducation populaire dans le sang. Les palettes, ça se trouve partout, ne coûte rien, et s’assemble facilement (pour ouvrir votre frigo communautaire, suivez les flèches dans les fichiers de sa page Fb).
Depuis son inauguration début avril, le frigo dans son écrin de bois et bientôt de verdure fait l’objet d’un intense va-et-vient de denrées dont se délestent généreusement les uns pour nourrir les autres.
L’idée est brillante, et son application est convaincante, malgré les questions de responsabilité légale que ça soulève. Elle n’est pas neuve non plus, le fridge la teste depuis plus d’un an maintenant, même s’il est hébergé dans un local communautaire qui a des horaires de fréquentation spécifiques, dans le chalet du parc Montcalm (Papineau/Bélanger). À Berlin, souvent pionnière en matière de bonnes pratiques, les frigos solidaires ont débarqué en 2012. L’échange de nourriture est plus délicat en raison du risque de péremption, mais les armoires de troc et notamment de livres, sont plus fréquentes en ville.
La tête dans les conteneurs des épiceries et des usines, Patrick a mené activement sa R&D sur le dumpster diving, ou déchétarisme. Comment limiter le gaspillage de toute cette nourriture, par l’industrie et le commerce mais aussi par les particuliers, ce qu’on ignore encore souvent (15 à 25% des courses des ménages finirait à la poubelle) en acheminant les surplus à ceux qui vivent dans le manque? Car ils sont nombreux, et à cette population en vulnérabilité alimentaire s’ajoute ceux que le grand gâchis révoltent et qui aspirent à un autre mode de consommation basée sur l’entraide et la récupération. C’est ce que Patrick a appris de ses expéditions. Avec un ami, il a commencé par plancher sur un projet de préservation des aliments jetés en isolant les conteneurs, où il fait une chaleur de four dès la fin du printemps, ce qui anéantit très rapidement la valeur de la nourriture qui s’y trouve. Trop compliqué, peu réaliste.
La solution lui est venue du succès incroyable des dépôts de nourriture dans les parcs, alimentés par le groupe Fb free food for free people. Il annonçait sa venue sur la page, et à peine arrivé au pied de l’arbre choisi comme lieu de rendez-vous, cinq personnes l’attendaient. Il fallait donc créer un lieu unique où faire converger tous les flux de marchandises. Patrick a installé un frigo dans sa cour, décoré d’une belle face de raton et encadré certes de bois mais aussi par des règles indispensables de salubrité et de fonctionnement : on annonce son prochain dépôt sur la page Fb du frigo, on proscrit les sodas, la viande crue et la malbouffe, on précise les ingrédients et la date de confection des plats cuisinés. Et on donne un coup de torchon au passage pour prendre soin du nouveau bien commun. Après un mois et demi de mise en service, le frigo a été victime de son succès, et les voisins, conciliants au début, ont commencé à s’inquiéter de cette affluence d’inconnus sur le terrain de jeux de leurs enfants. Le frigo a donc déménagé de l’autre côté de la bâtisse, en attendant de trouver un emplacement qui respecte toutes les sensibilités ainsi que les lois municipales.
Pendant qu’on jase, en cette belle fin d’après-midi de mai, un monsieur s’arrête, s’émerveille devant l’étagère pleine de beaux fruits et légumes et le congélateur qui déborde de pains tranchés bios. Il n’a pas de sac, se lamente, file finalement au dépanneur s’en faire donner un, et repart rayonnant, les bras chargés de lait, yogourt, pain, végétaux. Patrick est heureux. Il me parle de cette Catherine qui mitonne des petits plats qu’elle étiquette avec amour et son numéro de téléphone, et des liens qui se créent autour de tout ce trafic de nourriture, élaborée et récoltée par les uns pour faire le bonheur des autres. Il rêve, Patrick. D’une ville aux mille frigos, qui refléterait bien la générosité de ses habitants, qui sont un nombre ahurissant à déplier leurs canapés convertibles sur couchsurfing (plus de 50 000 hôtes) et à ouvrir grand leur cuisine pour s’improviser restaurateurs éphémères lors du restaurant day. On tient quelque chose, là, un atout touristique majeur, une caractéristique culturelle toute montréalaise pour laquelle on veut être reconnus, c’est ce que souhaite Patrick, et je l’appuie. Car il y a bien de quoi se péter les bretelles.