Solon a le vent en poupe. Le collectif, gros d’une dizaine d’employés et de nombreux partenaires, bénévoles et sympathisants, sort des marges militantes pour pousser toujours plus loin ses audacieux projets solidaires et écologiques. Au moment de la plus grosse gueule de bois de l’humanité, où nous nous sentons démunis et ballottés entre éco-anxiété, déni et culpabilité, les propositions de Solon nous font du bien.

Depuis notre première entrevue au printemps 2016, le projet-pilote Celsius est en cours de réalisation. Trois ruelles dans Rosemont-La-Petite-Patrie ont été sélectionnées pour le dynamisme de leurs résidents, à qui, comme tous les projets couvés par Solon, seront à terme confiées les manettes. En avril 2019, les citoyens bénéficiaires se sont constitués en coopérative, pour gérer eux-mêmes les réseaux de chaleur qui sillonneront bientôt leurs ruelles et leurs maisons, exploitant la chaleur de la terre (géothermie), du soleil (solaire thermique) ou des égouts. Un excellent moyen de réduire sa dépendance aux énergies fossiles pour ceux qui se chauffaient au gaz ou au mazout, de baisser sa facture d’hydro, mais aussi de se rapprocher de ses voisins. Dans une société atomisée où on s’essouffle à courir du matin au soir, pouvoir s’entraider et décompresser ensemble dans une ruelle verdie à l’occasion des travaux, ça change le quotidien.
On retrouve cette volonté de créer des milieux de vie qui se prennent en main pour traverser ensemble la crise environnementale dans le nouveau bébé de Solon, Locomotion. Lancé il y a exactement un an dans trois quadrilatères pilotes de Rosemont-La-Petite-Patrie, berceau du collectif, le projet vise le partage de véhicules entre voisins, dans un esprit pratique mais aussi convivial et générateur d’autres types d’échanges, matériels ou sociaux. En s’inscrivant gratuitement au module, chaque résident intéressé a accès à une flotte croissante de remorques à vélo, voitures à essence ou électriques, vélo cargo, suivant ce que les membres acceptent de mettre à la disposition du groupe. L’utilisation des moyens de transport actif est gratuite, celle des autos s’accompagne d’une faible compensation financière qui couvre l’essence, l’usure du matériel, et l’assurance (Desjardins a embarqué immédiatement dans le projet, et l’absence totale de réclamations un an après lui a donné raison).
Qu’on emprunte un véhicule ou qu’on prête le sien, la formule est toujours gagnante. Pour ceux qui ne veulent pas s’encombrer d’une remorque à abriter ou, pire, d’une auto à assurer, entretenir, stationner, déneiger, alimenter en carburant quel qu’il soit (un gouffre financier et un paquet de troubles en plus de pourrir nos poumons et notre environnement), pouvoir bénéficier de cette mutualisation organisée et bien rodée à deux pas de chez soi est une aubaine. D’abord, emprunter une auto à son voisin est beaucoup moins cher que d’avoir recours à Communauto ou à une autre entreprise à but lucratif : pour une petite sortie de 4h (incluant 10 kilomètres d’essence – 0,18$ le km supplémentaire), c’est 10$ seulement, dont 6 seront versés directement sur le compte du propriétaire par l’organisme. Pour une grande sortie de 24h (incluant 150 kilomètres d’essence), c’est 44$. Une fin de semaine dans un chalet dans les Laurentides pourrait donc bien vous coûter moins de 100$, essence incluse. Imbattable sur le marché, en plus de vous épargner de charrier des sièges autos éventuellement si la voiture choisie les fournit, et de vous donner l’occasion de vous rapprocher de votre voisin.e!
Le propriétaire d’auto, et je vous parle d’expérience, y gagne aussi au change. Lorsque nous avons vendu notre chalet, nous avons gardé notre vieille Subaru 2005 qui nous y emmenait. Aucune valeur à la revente, et avec trois jeunes enfants qu’il faut sangler dans de monstrueux sièges et un plex souvent en rénos, la location n’était pas -encore- une option. Locomotion est arrivé à point nommé pour donner une nouvelle vocation à notre minoune1 : une boîte à clé est vissée près de notre garage, j’en donne le code à Annie ou Simon, et roule ma poule! Ma voiture m’est toujours revenue à l’heure convenue dans l’état dans lequel je l’avais confiée, le bonheur de rendre service en plus. Pour les militants que nous sommes, permettre à ceux qui ont fait le choix de ne pas avoir de voiture, en attendant qu’on puisse le faire à notre tour, de continuer à s’en passer est gratifiant. Soyons réalistes : on ne pourra pas atteindre l’objectif courageux de Valérie Plante de réduire les GES de 50% sur l’île de Montréal en 2030 sans couper drastiquement le nombre de véhicules. Visionnaire il y a quelques années, Solon nous apporte sur un plateau les outils pour ce faire.

Locomotion ne se limite pas au partage de véhicules : les participants sont libres de mettre en commun des outils et autres ressources d’usage intermittent comme le fameux four à raclette pour l’orgie annuelle de fromage, le lit pliant pour le bébé des couchsurfeurs polonais, ou encore la scie à onglet dont on ne connaissait pas la vocation avant de poser les plinthes du sous-sol. C’est aussi un groupe messenger à consulter pour trouver le nouveau vélo de Junior ou lancer les invitations pour un 5 à 7 festif. Les gens se parlent au gré de leurs besoins et de leurs envies, et la communauté prend vie.
Un an plus tard, le bilan dans Rosemont-La-Petite-Patrie est emballant. 104 personnes se sont inscrites. Autant de trajets en auto ont été enregistrés. Les remorques ont été sorties 185 fois de leurs petits abris en bois, leurs cadenas électroniques débarrés en trois secondes avec une application (ne grugeant aucune donnée, pour les rétifs au téléphone intelligent comme moi). La transaction qui se faisait à la mitaine via google agenda et un échange de textos va être facilitée par une plate-forme web conçue sur mesure par des usagers.
L’ultime étape va être, pour les résidents des trois zones pilotes, de recevoir des mains des concepteurs les clés du programme, afin de voler de leurs propres ailes. Cette transmission impose une autonomisation des communautés créées par l’expérimentation : pas gagné dans la « société des individus »(Élias, 1987). Mais si leurs besoins de déplacement trouvent dans la formule autant satisfaction que leur soif d’activisme environnemental, clairement à l’origine de l’engagement des premiers participants, alors la motivation peut être assez forte pour convaincre les membres de porter à leur tour un programme aux bénéfices directs et collatéraux évidents.

Ce défi du transfert de l’incubateur aux usagers ne se pose pas dans les mêmes termes pour les deux nouvelles communautés Locomotion, les riverains du parc London à Sherbrooke, et deux périmètres en cours de sélection dans Ahuntsic-Cartierville. À Sherbrooke, ce sont des habitants motivés qui ont fait appel à l’équipe de Locomotion pour en être accompagnés. Dans Ahuntsic-Cartierville, c’est le nouveau chef de cabinet de l’arrondissement qui a été séduit par le programme et a voulu l’importer, pour un déploiement prévu au printemps 2020. Ce partenariat des pouvoirs publics est de très bon augure pour la pérennisation du projet. Locomotion essaime, soutenu financièrement par le défi des villes intelligentes remporté en juin par Montréal, grâce, entre autres, aux propositions de Solon.
Expérimenter l’accompagnement de ces communautés en misant sur leur participation dès le départ est une nouvelle étape pour Locomotion, chargée de possibles mais aussi d’incertitudes : les usagers vont-ils se saisir du potentiel transformateur de l’engagement citoyen et répondre ainsi à l’appel de Solon de s’approprier leur milieu de vie par la mobilité? La question est cruciale, car au cœur du changement de paradigme qui conditionne à mon avis la transition écologique : passer d’une société de consommateurs isolés à une société de citoyens actifs et mobilisés. Nous y sommes acculés. Le fait que la cause environnementale ait débordé des franges marginales des écolos de la première heure pour progressivement, et de plus en plus brutalement, se nicher dans l’intimité de nos foyers, devrait donner raison à Solon : la collaboration et la responsabilisation sont notre seule issue.
1Tagazou, pour les Français!