Atelier 10 accomplit un tour de force. Ils sont quatre, et ils viennent à bout d’une quantité monstrueuse de tâches sans virer fous – c’est en tout cas l’impression que j’en ai eue, mais je peux imaginer que les neurones leur frisent en période de bouclage. Atelier 10 édite Nouveau Projet, un magazine assez consistant pour nourrir mes neurones pendant quelques semaines mais suffisamment dégraissé pour ne pas les polluer avec du contenu lénifiant, publie à haute cadence des livres qui dépassent pour la plupart les 5000 exemplaires vendus (seuil du bestseller au Québec), propose des baladodiffusions et accepte en sous-traitants la production de quatre magazines et d’autres commandes en édition. Le tout sans trahir son crédo de lenteur, de pertinence et de durabilité à tous les étages. Une prouesse, donc, réalisée par des bourreaux de travail.

Mais je veux bien croire que le souffle qui anime la petite équipe décuple ses forces. Pour qui cherche à maximiser sa contribution à une société plus réfléchie, libre et engagée, la revue Nouveau Projet et ses publications numérotées donnent du grain à moudre. Et si, en tant que lectrice, j’y trouve tellement mon compte, en plus d’une formidable source de motivation et d’inspiration, c’est grâce à l’exigence perpétuellement remise sur la table de cette poignée d’individus qui travaillent d’arrache-pied pour nous livrer ce qui est, dans le fond, un manifeste.
Oui, un manifeste, qui affirme la possibilité d’une société meilleure, luttant pour son salut. Les enjeux sont énormes, l’état du monde est souvent déprimant, mais Nouveau Projet met un point d’honneur à nous proposer des pistes de solution rafraîchissantes, un mode d’emploi pour le nouveau siècle, déjà bien entamé. On s’identifie à nos contemporains qui prennent la plume, souvent de manière très personnelle, se livrant au périlleux exercice de l’introspection. Il faut lire la cartomancie du territoire, du dramaturge et auteur Philippe Ducros, pièce de théâtre documentaire parfaitement géniale, me dit Judith, la rédac-chef adjointe : on y sent l’urgence d’une quête personnelle, capable de dépasser le stade nombriliste pour susciter une discussion publique. Cette mise à nu de l’auteur est une des marques de fabrique des Documents, et on la retrouve encore dans la sincérité et l’humilité qui se dégagent de la revue. C’est notre humanité qui est contactée, et on est rejoints par cette polyphonie inspirante qui vibre entre les pages.
Cette vibration s’insinue en nous par différents points d’entrée : l’article journalistique classique, les introductions/éditos jubilatoires de Nicolas Langelier, membre fondateur et pilier du magazine, la bande dessinée, la nouvelle, les correspondances comme autant de fenêtres sur l’ailleurs…et dans les petites pages colorées des Documents, la pièce de théâtre, l’essai, le roman, le récit par tableaux avec toujours un point de vue engagé et atypique sur le monde. Sur le web, les baladodiffusions se ménagent un chemin direct vers notre cerveau. Ces publications de différentes natures se complètent mutuellement. Atelier 10 voulait cette rencontre des genres, et l’impose dans son format d’abonnement comme une invitation aussi généreuse qu’insistante à questionner les catégories étanches et clairement identifiées. La stimulation de notre intelligence et de notre confiance en l’avenir doit se faire sur tous les fronts de notre être pensant. Bien sûr, il y a toujours d’incurables grognons que cette hétérogénéité rebute, et qui le font savoir à la rédaction, mais le lectorat a été majoritairement conquis par cette formule à la croisée des disciplines, des formats, avec quelques surprises en embuscade, et une note positive qui est une constante éditoriale. C’est une des forces de Nouveau Projet : pour ne pas rester englués dans le cynisme, la lucidité doit déboucher sur des raisons d’espérer, et inspirer une mobilisation concrète. Atelier 10 motive les troupes en alimentant leurs neurones de réflexions (im)pertinentes, singulières, transdisciplinaires, afin qu’elles restent alertes.
Le processus éditorial est long. La gestation d’un numéro dure six mois, temps nécessaire aux nombreux allers-retours entre les collaborateurs et la rédaction, qui travaille fort pour calibrer les contenus sans les dénaturer. Les Documents mettent moitié moins de temps à sortir des presses, comme pour expulser au plus vite le message souvent impérieux qu’ils transportent. Qui peut prendre la parole dans les pages recyclées d’Atelier 10? N’importe qui, vous, par exemple, si vous maîtrisez remarquablement un sujet d’intérêt public et l’art de le mettre en mots. Votre anonymat plaidera en votre faveur : ça fait aussi partie de l’identité de la maison que de donner la parole à ceux qui se trouvent en marge du faisceau médiatique, s’ils portent un discours inédit. Cette exigence impose un renouvellement fréquent du bassin de plumes, car Nouveau Projet est maintenant un tremplin reconnu vers la petite scène intello-alternative montréalaise (ne nous voilons pas la face, cette scène reste très concentrée géographiquement).
Le mouvement permanent est dans l’ADN de la petite maison d’édition. Les recettes viennent à manquer? Pas question de céder à la peur qui fige la créativité, au contraire, il est temps de déployer de nouveaux moyens de rejoindre le public, comme des événements ou le nouveau hors-série RétroProjecteur, braqué sur l’année écoulée pour une revue atypique de ses grands moments. Ouverte sur le public pour répondre au souci constant de transparence qui caractérise la démarche, la boutique d’Atelier 10 met maintenant de l’avant des créations artisanales qui répondent en tous points à l’éthique de la boîte.
Cette éthique très rigoureuse, qui s’étire des choix de production aux conditions de travail, leur a valu l’apposition du prestigieux label international B-Corporation. Deux mille entreprises dans une cinquantaine de pays, et une seule maison d’édition canadienne, Atelier 10, peuvent s’en targuer, et bataillent dur pour renouveler tous les deux ans leur certification. La norme, qui récompense la transparence, la responsabilité sociale et la performance environnementale, est drastique : il faut avoir plus de 80 points sur un idéal de 100 pour s’en prévaloir. Les 82% d’Atelier 10 récompensent ses efforts pour réduire les écarts salariaux, augmenter la place des femmes, choisir d’imprimer localement sur du papier recyclé, gratifier ses collaborateurs d’une juste rémunération, entre autres aspects de l’engagement de l’entreprise dans son environnement naturel et social.
C’est cette congruence entre l’amont, les choix à l’origine des publications, et l’aval, le contenu qui nous est offert, qui m’a séduite, en plus bien sûr du fait que nous partageons le même objectif de catalyser les bonnes idées – Altermontréal à une échelle bien plus modeste. Atelier 10 donne l’exemple et démontre que ses choix sont viables. Ils sont coûteux, oui, surtout lorsqu’on limite la publicité à 20% des pages, en se payant le luxe de trier sur le volet ses annonceurs (essentiellement du monde de la culture et de l’enseignement). Ces choix exigeants mettent souvent le magazine sur la corde raide, mais le fait est que depuis 5 ans, Nouveau Projet et ses annexes (là encore, le terme ne rend pas justice à ces publications qui se dévorent et s’arrachent) sont un succès épatant compte tenu du défi de l’indépendance. En 2015, ils ont été couronnés « meilleur magazine de l’année » lors de la compétition annuelle des revues canadiennes dont ils repartent tous les ans avec une flopée de médailles.
Certes, ce petit monde pèche parfois par élitisme. Les contenus s’adressent parfois à des initiés, à une frange de la population éduquée et urbaine, qui regarde du Hugo Latulippe et peut se payer le luxe de penser écologie, émancipation, et culture. Mais dans un Québec encore frileux et souvent méprisant envers son avant-garde intellectuelle, qui cède souvent à la tentation démagogique d’une langue pauvre et ponctuée de sacres pour augmenter le capital de sympathie d’idées un tant soit peu développées, on a besoin de publications qui défient notre intelligence pour nous tirer collectivement vers l’avant.