Été 2014 – en mémoire de Stéphane Hessel et de tous les petits Gazaouis.
Insupportable. Je ne me rappelle pas avoir été à ce point envahie par cette sensation qui me coupe les jambes et fait déborder mon cœur par mes yeux. J’étouffe, je suffoque, et je me sens intolérablement seule.
Alors je vous appelle, je vous convoque, répondez-moi, je vous en prie : suis-je seule à pleurer devant chaque image de bambin mort porté par les bras de son père enragé?
Suis-je seule à trouver stupéfiant qu’on ne parle pas de Palestine dix fois par heure, tant il est inconcevable qu’une population se fasse massacrer méthodiquement dans leurs lits et sur le sol des écoles de l’ONU? Que ce ne soit pas le sujet de toutes les conversations, qu’on ne s’appelle pas pour entendre l’écho de notre indignation, que chaque courriel ne commence ou ne finisse par un échange de compassion, de révolte ou d’interpellation?
Suis-je la seule à trouver inconcevable de devoir donner une explication aux traits crispés que j’arbore? À trouver difficile d’être heureuse quand tant de malheur s’insinue dans un quotidien fleuri et sans vagues, jusque dans mes cellules? Suis-je la seule à ne pas oser téléphoner à mon aimé pour lui partager ma douleur, de peur d’éclater en sanglots? Lâcheté et liberté de pouvoir fuir cette explosion de ma digue intérieure…
Suis-je la seule à ne pas comprendre qu’un flot immense de parents et d’humains ne se déverse pas à chaque jour devant les ambassades, les Ministères des Affaires Etrangères, les gouvernements?
Suis-je la seule à chercher vainement une liste d’ONG à qui donner, des pétitions à signer, des lettres à écrire, avant de pouvoir, un jour, je le souhaite, œuvrer comme sage-femme sur le terrain? Suis-je la seule à trouve irréelle l’absence totale de gouvernance qui marque ce début de siècle, à l’échelle nationale comme à l’échelle mondiale, et à m’interroger sur ce que nous trouverons de grands hommes et dates mémorables dans les manuels d’histoire de nos enfants?
Suis-je la seule que cette défaite du politique exhorte à repenser son modeste rôle de citoyenne du monde pour renouveler le sens que je veux donner à ma vie, en me laissant toucher par celles des autres?
Suis-je la seule qui recherche désespérément des moyens de vivre son devoir de citoyenne, qui enrage de ne savoir comment s’impliquer, qui bout d’impuissance? Puis qui réalise qu’elle a quelques pistes pour la modérer, cette impuissance, et qui, à partir de maintenant, la REFUSE?
Rassurez-moi! Dites-moi que vous aussi, vous peinez à vous endormir, que ça vous hante, que le reflet de votre inaction dans celle de nos dirigeants vous obsède!
Dites-moi que la vie, si elle a un sens, consiste à s’engager, à lutter, à rêver, et à poser ensemble des actes!
Vous cherchez peut-être le point commun entre ce billet et tous ceux que je publie habituellement, sur la naissance, les lieux de voyage, l’identité. J’en vois des dizaines.
Je vois les mères et les pères mettrent au monde ce qu’ils vont ensuite avoir de plus précieux. Je ne peux pas ne pas ressentir dans mon ventre, là où se logeait le mien, de trésor, la douleur de ces mamans qui voient le leur soufflé par une bombe israélienne. Je ne peux plus regarder les boucles de mon fils sans penser à celles sanglantes des petits qui n’ont pas eu sa chance de naître du bon côté.
J’ai décidé dans cette étape-ci de ma vie de contribuer à ma façon à honorer la dignité de l’Homme en essayant d’humaniser son arrivée sur terre. Cet engagement, qui est la modalité que j’ai choisie en ce moment, ne peut se départir d’une sensibilité aux aguets et réactive aux régressions et crimes qui se passent quelque part ailleurs – où je m’en fous.
Oui j’ai été en Palestine, en Israël, où mes amis Mesadi, Assil, Ronit, Keren et les autres ont puissamment nourri ma compréhension du monde mais surtout de mon devoir d’habitante de la terre. Peut-être que c’est pour ça que je me sens un peu plus interpellée que par les autres atrocités qui se déroulent en Irak, au Soudan, au Niger, sur les bateaux thaïlandais où des esclaves birmans pêchent nos crevettes. Non pas -seulement- parce que des êtres chers sont en danger là-bas ou vivent l’odieux dilemme moral de cautionner ou pas les ignominies d’un Etat manipulateur et aveugle. Mais parce que mon fil Facebook est heureusement -masochisme? Volonté de lutter contre le broyeur de la petitesse routinière?- parsemé d’images qui maintiennent l’insupportable et me poussent à conserver ma dignité de femme en me révoltant.
Mais mon cri ce soir n’est même pas enraciné dans mes souvenirs de voyage, aussi inspirants et bouleversants soient-ils. Ça pourrait se passer au Bhoutan ou au Chili où je n’ai jamais mis les pieds. La nationalité et la couleur de l’enfant qui meurt ne module en rien la douleur et la révolte.
Il était probablement en gestation ces derniers jours qui m’ont vue plongée dans L’écriture ou la vie, de Jorge Semprun, qui s’interroge sur das radikales Böse, ce mal radical dont il est impossible de décréter l’inhumanité parce qu’il est contenu en chacun de nous au même titre que la capacité de faire du bien. À nous de choisir. Mais surtout d’être conscient que nous avons un choix. Même si on ne le voit pas dans les détails si importants de notre petite vie citadine, à 7000 km de Gaza.
Il est né dans le silence qui croît et fait croître l’insupportable en moi.
Il grandit dans la promesse que je me fais à moi-même d’élever mon enfant non seulement dans la conscience de l’autre mais aussi dans celle de son devoir de se lever, de clamer sa compassion pour la souffrance de l’autre et de faire tout ce qui est en son pouvoir pour contribuer à son soulagement.
Et on peut le faire! Aujourd’hui, en 2014, on en a les moyens! On vote, régulièrement, à (presque) tous les échelons. On a de l’argent, en masse, on peut donner sur un coup de tête, lorsque la coupe est si pleine qu’elle nous fait vomir, un petit 5$ ponctuel ou mensuel pour Amnesty International, pour la Croix-rouge, pour les Nations Unies, pour une petite ONG locale qui fait un boulot incroyable mais discret. On peut écrire. J’ai écrit vendredi dernier pour aider à libérer ce type . On peut signer une pétition. Tout ça nous prend deux minutes de notre temps: cliquer sur le lien, remplir les champs (google les a même très sûrement enregistrés pour nous éviter cette peine), taper son code de carte visa ou imprimer la lettre modèle, cocher ou non la case tenez-moi au courant. On peut même, pour les moins flemmards, chercher quand se tiendra la prochaine manif et y aller. Avec nos amis, avec nos enfants, pour leur montrer dès leur plus jeune âge que yes, we care.
Même si on n’est politiquement peu puissants, nous le sommes énormément dans notre foyer. Et si notre génération et celle de nos parents nous apparaissent pathétiquement apathiques, il est de notre ressort d’équiper la suivante en morale et en outils.