Rebelle

C’est le réalisme de Rebelle, de Kim Nguyen, qui a planté ce film dans mon coeur. Il ne veut plus en repartir, alors l’écriture relâchera peut-être un peu l’étau qui m’étreint depuis.

RebelleC’était la deuxième fois que je l’empruntais à la bibliothèque. La première fois, la jaquette m’a regardée depuis mon étagère, et j’en avais peur. Je me sais très impressionnable, encore plus depuis que je suis mère, alors supporter des scènes d’exécution de et par des enfants, des viols et des vies écrabouillées, je ne m’en sentais pas capable. La seconde fois, j’ai pris mon courage à deux mains, et la pudeur de la mise en scène m’a récompensée de mon audace car contrairement aux ruissellements de sang d’un Inaritu dans The Revenant, Kim Nguyen respecte les âmes sensibles tout en délivrant d’une manière on ne peut plus intelligible et éclatante son message : les enfants soldats traversent des affres de douleur physique et psychologique dont ils ressortent mutilés à jamais, mais les kalachnikovs ne parviennent pas à venir à bout de jaillissements d’humanité à faire pleurer les pierres.

Une gamine de 14 ans, Komona, probablement congolaise (République Démocratique du Congo), raconte à l’enfant qu’elle porte l’histoire de sa vie d’enfant-soldat depuis que les rebelles l’ont arrachée à son village miséreux deux ans plus tôt. « Je souhaite que Dieu me donne la force de ne pas te détester ». Le ton est lancé, on devine l’atroce, avant d’en avoir confirmation. Komona apprend les règles de cette nouvelle société basée sur la hiérarchie, les rites guerriers, la peur et la drogue. Elle survit là où ses compagnons d’infortune ont été tués d’une rafale de kalach ou d’un coup de machette par un caprice du chef ou la violence des combats. On respecte son agilité et son étrange don de voir des fantômes l’aidant à localiser l’ennemi (les forces gouvernementales). Accompagnée du Magicien, jeune albinos épris d’elle, ils fuient la base rebelle et retournent au village – pour un temps. On ne s’échappe pas aussi facilement des griffes des prédateurs d’enfants, et pour s’en sortir, Komona devra retourner dans le théâtre sordide de son anéantissement pour se délivrer de ses chaînes. Comme une étape de plus vers sa rédemption, la jeune adolescente fera halte sur les berges du fleuve qu’elle descend pour endurer seule, dans une scène bouleversante pour qui a déjà vécu cette ouverture absolue du corps et du coeur, la mise au monde de cet enfant. La naissance comme salut…

rebelle2Kim Nguyen maîtrise son propos et le met magistralement en scène, sans jamais verser dans le voyeurisme, le macabre ou l’obscène, et la prouesse est là : évoquer avec douceur et empathie les destins brisés des enfants soldats. Il le fait avec beaucoup de respect et de décence, sans étalement de chairs meurtries ou sanguinolentes, sans vulgarité, alors que l’histoire de Komona, universellement partagée par des milliers d’enfants, est poignante de misère et de tragique. La violence est omniprésente et la vie humaine ne vaut rien dans une société en charpie, mais le drame ne peut éteindre complètement les flammèches de vie et d’humanité qui percent ici et là, tout au long des horreurs que traverse notre héroïne. Ces éclats de beauté et de joie sont amplifiés par la splendide bande-son.

La performance de Rachel Mwanza est si remarquable qu’elle en est troublante et accentue le flou entretenu entre fiction et documentaire. Joue-t-elle son propre rôle?Rachel Presque : née en 1997, elle a été chassée par sa famille pour sorcellerie, et a vécu plus de 4 ans dans les rues de Kinshasa avant de se présenter à un premier casting pour le documentaire belge Kinshasa kids. Elle est retenue pour avoir joué avec une authenticité glaçante la réplique « monsieur le gendarme, on m’a violée ». Elle retournera dans la rue à l’issue du tournage. Nul doute qu’elle en a vu, des atrocités, avec une pareille biographie. Elle fut l’une des 20 000 shégués qui dorment sur des cartons et mangent dans les poubelles, proies faciles pour les prédateurs les plus infects. Kim Nguyen et le succès de Rebelle la tirent de là. À 17 ans seulement, elle devient porte-parole de l’UNICEF pour les enfants des rues. Elle écrit sa biographie et vit maintenant à Montréal où elle est scolarisée en classe d’accueil.

L’authenticité de son jeu renforce encore le profond malaise que le film suscite en nous rappelant ce qu’on préfère ignorer : des milliers d’enfants sont utilisés comme chair à canon, bombes humaines, fantassins dans des combats avec des armées plus ou moins régulières. Ils seraient plus de 250 000 de par le monde, en Afrique mais aussi en Afghanistan ou en Birmanie, où ils sont très largement majoritaires au sein de l’armée nationale1. La Cour Pénale Internationale qualifie l’exploitation militaire des enfants de crime de guerre, mais aucune sanction ne menace les pays qui y participent et mettent beaucoup d’efforts à la dissimuler. enfantsoldatEn Ouganda par exemple, la sordide LRA (Armée Révolutionnaire du Seigneur) de Joseph Kony, pourchassé aujourd’hui par la CPI, a enlevé 25 000 enfants entre 1986 et 2006 pour former 80% (dont 40% de filles) de ses bataillons, on estime que la moitié serait morts depuis. Le retour des survivants est rendu extrêmement difficile par les crimes atroces qu’on leur a fait commettre dans leur propre famille. 40 000 jeunes Ougandais quittaient chaque nuit leur village pour trouver refuge dans les plus grandes villes, par peur d’être raflés. Ces enfants n’ont pas de jeunesse, pas le loisir de développer leur esprit et leur corps dans un environnement soutenant et favorable, ni même celui de jouir de la protection de leurs parents dont ils sont parfois, comble de l’horreur, les meurtriers. L’aliénation des enfants soldats est un fléau pour toute leur société. S’ils réchappent des tueries et des délires maniaques de leur chef, ils resteront hantés par leurs crimes, dévastés par la culpabilité et l’addiction à la drogue.

Alors que peut-on faire, nous, au fond de notre canapé Ikéa, après avoir reçu cette douloureuse piqûre de rappel de Rachel et Kim?

-soutenir l’Unicef qui collecte des données, fait pression sur les gouvernements, et aide des milliers d’enfants à retrouver leur vie.

-signer des pétitions protégeant les enfants sur Amnesty International, comme celle-ci dénonçant les mariages forcés au Burkina Faso.

-soutenir ce projet citoyen, initié dans la brousse ougandaise par un ami de mon frère et avec le concours de ce dernier, qui travaille fort en faveur de l’éducation dans ce pays ravagé par la LRA de Kony et où l’analphabétisme et la pauvreté, les deux allant ensemble, rendent les enfants particulièrement vulnérables.

-prendre connaissance de l’excellente initiative de mon ami Jakob, aujourd’hui aux Nations Unies, qui a mis sur pied le dispositif Play 31 pour réconcilier par le sport les jeunes de Sierra-Leone, durement touchée par la guerre et la militarisation des enfants.

1Pour plus de statistiques et d’information sur l’état actuel des choses, consultez l’excellent dossier pédagogique d’Amnesty International Belgique: http://www.amnestyinternational.be/IMG/pdf/dossierenfantssoldats-2.pdf, ce très bon article: http://www.aljazeera.com/indepth/features/2014/05/uganda-former-child-soldiers-from-lord-resistance-army-ret-2014539240489470.html

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