À Christoph, Tatjana et Daniel
Vendredi matin, je reçois ce message consterné de mon ami Christoph : Brexit : ça y est. Allemand francophile, il travaille à la Banque Européenne de Développement à Londres.
Nous pourrions ressentir une forme de soulagement, qu’après trois ans de détestables rebondissements, meurtre de la députée travailliste Jo Cox, démissions, joutes verbales populistes, le divorce soit enfin signé. Nous y voyions, comme bien d’autres, le produit de polarisations sociales autour de crispations identitaires, et un repli sur soi de mauvais augure. L’étirement de la saga avait entretenu notre déni, laissant espérer un enlisement. Sentant venir le désastre, Christoph s’était engouffré dans le parcours du combattant de la citoyenneté, et vient de prêter serment à la reine. Cette sécurisation administrative n’a rien changé au drame intime que nous partageons ce matin, d’un bord à l’autre de l’Atlantique.
La dimension émotionnelle du Brexit pour bon nombre d’Européens est peu accessible aux Québécois. La couverture médiatique de l’affaire priorise le factuel : les différents acteurs, pourfendeurs, clauses et délais. Vu d’ici, le départ du Royaume Uni de l’Union Européenne serait la dernière effronterie du plus récalcitrant de la gang, et le symbole d’une époque tourmentée par la tentation nationaliste. Rationnellement, je souhaite que le dissident se morde rapidement les doigts d’avoir claqué la porte. Intérieurement, je me sens meurtrie. La confiance inébranlable que je portais à la force du projet européen, qui a soutenu mon développement identitaire et mes engagements, a été heurtée.
Je suis née en 1984 dans la Communauté Économique Européenne. Accessoirement, dans un village viticole français avec marché paysan et bureaux de tabac. La détente de la guerre froide était alors mise à mal par la crise des euromissiles. Helmut Kohl et François Mitterrand faisaient la paire. La fête des vins de mon patelin était aussi celle du jumelage, et de jeunes Allemandes en corsages vert défilaient avec les chevaliers de la confrérie du taste-caillette. Les Italiens et les Roumains suivaient, avec leurs danses folkloriques et leurs tord-boyaux. Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin tombait. Gorbatchev lançait la Glasnost et la Perestroïka, qui ne figuraient pas encore dans les programmes d’histoire : nous la vivions en direct. En 1991, mes parents nous ont entassés, mes frères et moi, dans la Peugeot 305 et nous avons filé à Berlin. Le long des décombres du mur, on vendait des gravats, des photos de Rostropovitch et son violoncelle, et des insignes soviétiques.
La CEE est devenue l’Union Européenne en 1992 avec le traité de Maastricht. Le bruit courait que la manière dont on prononçait le nom de cette ville néerlandaise trahissait sa position. Les eurosceptiques s’étouffaient dedans. Pour l’enfant que j’étais, cette étape fut une fête. Nous connaissions par cœur les 12 pays membres, leur capitale et leur drapeau. Au moment de choisir ma première langue étrangère, j’ai opté pour l’allemand. Les échanges culturels étaient réputés moins coûteux et plus sérieux qu’avec l’Angleterre, qui avait industrialisé la formule : les familles étaient payées pour accueillir deux ou trois petits Français nourris au pain tranché sans croûte. Grâce au jumelage, j’étais assurée d’aller souvent en Allemagne visiter une mystérieuse correspondante – et surtout, prendre le large, à très bon prix.
En dépit de mon jeune âge et de notre situation géographique, l’Europe était une abstraction très présente, qui se concrétisait régulièrement à l’école, aux nouvelles, sur la route des vacances. Nous étions grisés par cet espace ouvert, habité de peuples cousins dont la différence de langue, de billets et de pains nous attirait terriblement. Y appartenir était une chance. Un destin commun. L’autorisation de penser l’avenir avec créativité et confiance. Nous étions Français ET Européens : nous avions quelque chose de plus. À chaque étape de l’intégration supranationale, on se sentait plus riches, plus solides, plus grands. En 1995, nous étions 15. Le chœur européen s’élevait, fort, fier d’avoir matérialisé à coup de traités, négociés âprement, le vœu du « plus jamais ça ». Nos dirigeants avaient personnellement connu la guerre, et nous, enfants de l’Europe, nous portions leur revanche.
Fin de siècle. Dans la chambre de mon frère, on manipulait des prototypes de pièces, spéculant sur lequel, de l’écu ou de l’euro, allait l’emporter. Nous étions tourmentés, tristes de quitter notre monnaie nationale que nos parents traduisaient encore en anciens francs, mais exaltés par la conscience d’assister à un moment historique . On a péniblement tout divisé par 6.5. On s’est inquiétés, à juste titre, de la flambée des prix née de l’arrondissement mathématique.
J’ai continué mes voyages outre-Rhin. Je les ai poursuivis vers l’est, vers ces dernières douanes riches en adrénaline. J’ai appris le russe, suis partie en Sibérie. J’ai étudié la géographie humaine, la science politique, le droit communautaire – la législation européenne. De nombreux fonds nous étaient offerts, nous fûmes Volontaires Européens, étudiants Erasmus, voyageurs Interrail. Je me suis impliquée à l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse. J’ai représenté l’Europe dans toutes sortes d’instances et de pays. Journaliste à Sarajevo, j’ai réalisé des documentaires pour les premières chaînes allemande et belge, et dirigé des séminaires de création radiophonique franco-germano-turcs.
Le multilatéralisme était une évidence. J’ai sillonné l’Europe en train de nuit, en car Eurolines, en vol low cost ou en Citroën 2CV. J’ai vibré au diapason de ce bouillonnement des cultures et des langues qu’était alors l’UE, dont l’expansion semblait inexorable. Nous étions la jeunesse triomphale et affranchie de l’avant 2008, polyglotte, décomplexée et insouciante. L’Europe était à nous, et nous étions l’Europe.
Les premières crispations parviennent à ma conscience en 2005 avec le référendum sur le projet de constitution européenne. Le non l’emporte en France. La marche fut haute de 15 à 25. On craint des déferlantes de plombiers polonais qui casseraient les prix, et la candidature de la Turquie, ce spectre ottoman, terrifie. La crise bancaire frappe fort. Je quitte mon Europe pour le Québec.
Certes, l’adhésion s’accompagne de sévères contreparties. C’est un projet politique imparfait, mais que j’ai toujours perçu comme rassembleur, efficace antidote aux nationalismes méfiants. Qu’on puisse vouloir quitter le giron de l’Europe ne m’avait jamais effleuré l’esprit, on se battait au portillon pour y entrer. J’ai souvent entendu décrier l’hypocrisie, l’ultra-libéralisme ou la faiblesse de l’Union, trop contraignante ou trop effacée, notamment en politique étrangère. Mais l’Europe des peuples est pour moi une réalité, et les gains à cette alliance supranationale unique au monde trop évidents pour que je ne considère pas le Brexit comme une immense erreur de jugement.
Bien sûr, l’Europe des 27 demeure. Mais son bien-fondé, malgré tous ses travers, est publiquement écorné par ce départ, et j’en ai mal à mon européanité. J’ai grandi dans une Europe de plus en plus affirmée et vivante, et celle-ci a crû en moi au point de se tailler la première place dans mon éventail identitaire. Je ressens une connivence immédiate avec un congénère du vieux continent. Nos attitudes ont été modelées par une éducation et une imprégnation européennes. Se partager l’espace et y évoluer, côtoyer la différence en la subsumant par une communauté d’histoire, de loi et de destins politiques, se projeter personnellement et professionnellement dans une mixité et un habitus continental : voilà des apprentissages et des manières d’être au monde proprement européens, que décrivait déjà Zweig dans son monde d’hier (1934). Le retrait du Royaume Uni, s’il n’est pas vraiment incongru, ouvre une brèche dans l’unité du projet, qui ne fait plus l’unanimité. L’UE n’a pas implosé sous le désaveu britannique. Mais je ne peux m’empêcher d’y voir une inquiétante régression, et de me sentir intimement écorchée.