Il y a des rencontres décisives. Bien plus tard, on prend la mesure du tour qu’elles ont imprimé à nos vies, et on reconnaît le moment, et la personne. On se rappelle longtemps et avec gratitude ce prof qui a cru en nous, qui a extirpé un talent ignoré de la médiocrité dont on était presque arrivé à se convaincre, qui a souligné la beauté dans la longue et ingrate traversée adolescente. Nous vient même alors, des années plus tard, le désir de revoir celui ou celle qui nous a si puissamment ouvert le cœur, pour pouvoir le remercier d’avoir été si important sur notre chemin et lui montrer fièrement ce qu’on a fait des graines qu’il a plantées.
Ce qui est fascinant avec Marc Sauvageau, c’est la simplicité, presque la candeur, avec laquelle il m’explique comment il fut cette personne pour plusieurs jeunes, comment il a infléchi, d’un coup d’oeil validant ou d’une remarque qui n’avait d’anodine que l’apparence, la trajectoire de dizaines d’entre eux. Ça fait presque dix ans que Marc enflamme les classes, pour le plus grand bonheur des élèves du primaire et du secondaire, en particulier ceux à qui la société prédit très tôt et sans appel, avec une froide cruauté, un échec à se conformer aux critères de la réussite scolaire. Loin de s’en péter les bretelles, Marc s’émerveille des transformations qu’il suscite. En être régulièrement témoin le renforce dans sa mission d’accompagnateur de créativité.
Marc est un sherpa de la création. Après quelques années dans le journalisme puis dans le monde du spectacle, où il travaillait fort à décloisonner les disciplines pour les marier dans des projets théâtraux de grande envergure, il réchappe de peu à une avalanche dans les Chic-Chocs. Amoché, il termine tout de même son projet multidisciplinaire le rien de deux kilos, puis s’effondre, mentalement et physiquement exsangue. Trois années de réadaptation le forcent à réviser ses priorités et ses centres d’intérêt, maintenant conscient de la précarité de sa vie. Il découvre que le produit artistique conventionnel, avec ses circuits qui laissent peu de chance aux moins bien nés, ses normes déguisées et son marché, l’intéresse moins que le processus, et que la créativité peut se révéler en tout un chacun, et à toute occasion. Et plus la distance initiale entre la démarche créative et son auteur est grande, plus Marc jubile de faire jaillir la création d’un terreau apparemment peu propice.
La nécessité de gagner son pain le fait entrer comme tuteur à l’école, puis comme remplaçant. C’est lors d’un cours de musique à des élèves de 5e année du primaire, qu’on lui avait demandé d’initier à Mozart sous une forme assez aride, qu’il se lance. Il bazarde les directives du prof titulaire pour mettre les élèves au défi de produire une chanson de A à Z. Leur chanson, pour le pur plaisir de l’expérimentation. Un logiciel de base, du beatbox, les voix des gamins et un rapide montage plus tard, c’est déjà la récré et personne ne veut quitter la classe. Le même triomphe se répète avec le groupe suivant. Les cancres habituels sont devenus des stars, des vocations sont nées, et Marc a découvert la sienne : provoquer la fibre créatrice des petits et des grands dans des projets audio, vidéo et d’édition qui repoussent toujours plus loin les limites de l’imagination.
Les ateliers de Marc, en grande partie financés par le programme culture à l’école, s’étirent sur plusieurs séances de travail et s’intègrent très bien aux objectifs pédagogiques du programme officiel. Une classe ou l’école entière peut embarquer dans l’aventure : produire un clip, une bande-annonce, un film d’animation, une pub, une chanson, un conte sonore, un livre de poésie ou de légendes, un roman, j’en passe et des plus alléchantes encore. La panoplie de prétextes à créer ne cesse de s’enrichir au fil des expériences. Marc responsabilise les élèves et les guide avec mesure. Il ne s’agit pas de créer à leur place, et encore moins de tourner les coins ronds. On ne fait pas semblant, et on ne fait pas les choses à moitié. Vous voulez faire un livre? Parfait. Commencez par jeter vos idées, mais n’oubliez pas qu’il va vous falloir nommer parmi vous des maquettistes, des correcteurs, des chargés de presse; que vous devrez financer vous-même l’impression de votre œuvre collective, et qu’un livre mérite un lancement. À l’air béat et incrédule des élèves lorsque Marc ébauche le programme, répond leur immense fierté lorsqu’au bout du parcours, ils peuvent dédicacer leur oeuvre, et ce, quel que soit leur âge, leurs compétences, leur degré d’aisance dans le système scolaire. Marc rebrasse les cartes de la réussite et permet à chacun de se réinventer, d’oser foncer dans ce qui n’est pas encore, mais prend forme sous l’impulsion motivante du collectif. Il délie les langues des « besoins particuliers », des « links » raccrocheux, comme celles des gâtés de la vie en filière internationale ou, hors de l’école, celles des aidants naturels qui se ressourcent dans la création sonore ou littéraire.
Marc est intarissable. Il y a ce génie en herbe de 12 ans qui a saisi en un quart de tour le projet de film, toutes les étapes de la production, et toutes les idées de ses camarades qu’il a ramassées avec maestria pour boucler un court-métrage de grande qualité en trois jours. L’année suivante, la directrice décide de changer la vocation de l’école pour l’orienter vers le multimédia. Les effectifs doublent dans ce petit établissement des Laurentides. Il y a ce pénible qui a éreinté tous ses profs et qui éblouit tout le monde en un solo à la guitare digne des plus grands concerts de death metal. Il y a cette gamine de 10 ans qui appelle avec un culot monstre et une verve incroyable le rédac chef de la Presse pour l’inviter au lancement du livre de sa classe. Il y a ce prof de primaire, Éric, canonisable, « qui est le cirque du soleil à lui tout seul » et orchestre chaque année, sous la houlette très discrète de Marc, une oeuvre complètement délirante, où s’épanouissent textes poétiques, films d’animation, art éphémère dans le sable, etc (voir ci-dessous une de ses réalisations).
Il y a ces profs qui défiaient leurs élèves de produire quoi que ce soit (« on a tout essayé : rien de rien »), et que Marc a sorti de leurs ornières pédagogiques le temps de faire accoucher les prétendues larves d’un texte : quinze minutes.
Marc se promène et libère les flots. Il est gorgé de ces expériences d’éclosion des talents et de transfiguration des personnes. La « magie du moment » l’éblouit et le nourrit, il en témoigne avec fougue et une admiration immense pour ces gamins qui, loin des projecteurs, dévoilent leur potentiel. C’est un multiplicateur de désirs, un accordeur de génies, un révélateur de talents. Un marchand d’idées, comme il a nommé sa maison d’édition. Un titre sympathique, mais qui ne fait pas assez honneur au rôle essentiel qu’il joue auprès des jeunes, de leurs profs, de leurs parents, et de la société en général. En favorisant la coopération, l’expression, le bonheur d’apprendre et la fierté du projet mené à bien, Marc, joyeux empêcheur de penser en rond et boute-en-train qui considère avec sérieux son prochain, défriche pour nous une voie à suivre absolument.