Faut qu’on se parle

La cuisine, chez nous, ce n’est pas seulement l’endroit où on prépare la nourriture, c’est aussi un salon, une salle à manger, un cabinet de travail et une tribune. […] Des idées et des projets fantastiques naissaient dans ces cuisines!  Svetlana Alexiévitch, la fin de l’homme rouge

Gabriel Nadeau-Dubois et son équipe (Jean-Martin Aussant, Maïtée Labrecque-Saganash, Claire Bolduc, Alain Vadeboncoeur, et tous les autres) ne se sont pas trompés en allant rencontrer le peuple dans sa cuisine. La cuisine québécoise n’a pas de micros cachés ni de bocaux d’oignons sur le bord de fenêtre, mais elle a de commun avec la soviétique de virer, certains matins de la fin de semaine, franchement communautaire. On la réinvestit lorsqu’à la trentaine, on fonde famille, et que le brunch entre amis devient le cadre inévitable de notre sociabilité parsemée de petits bas et de miettes à terre.

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La formule idéale, donc, pour prendre le pouls de la jeunesse. Car on devine que c’est beaucoup elle qui s’est sentie interpellée par l’invitation à organiser des assemblées de cuisine, autour de l’ancien leader étudiant auquel sa génération, plus ou moins la nôtre, s’identifie. Samedi, nous étions neuf plus vraiment X mais pas tout à fait Y -et cinq petits Z qui passaient de bras en bras- à débattre à bâtons rompus devant et avec Gabriel et Maxime. Ces derniers prenaient frénétiquement des notes et reflétaient sporadiquement nos propos pour nous amener un peu plus loin, ou un peu plus proche de l’objectif de l’assemblée : trouver des solutions à des problèmes que nous avons choisi ce matin-là d’identifier dans les domaines de la démocratie, de l’éducation et de la santé.

Beaucoup de constats d’impasses et de sujets d’indignation, mais aussi l’excitation de pouvoir esquisser ensemble notre société rêvée. Ont jailli, en vrac, les idées suivantes :

  • intégrer les médecines alternatives au système de santé et valoriser leur approche holistique;

  • développer un réseau ferré accessible à l’échelle de la province pour diminuer la fracture géographique et apprendre à se connaître;

  • renforcer et multiplier localement les services sociaux et de santé pour permettre l’accès de tous aux soins;

  • faciliter l’entrée dans la haute fonction publique provinciale aux jeunes méritants et engagés;

  • refléter la diversité culturelle dans toutes les fonctions, y compris et surtout celles de direction;

  • prendre en compte le vote protestataire pour donner une option à ceux qui ne se reconnaissent pas dans l’offre électorale;

  • disséminer les pratiques de santé économiques, préventives et au plus proche des besoins des gens comme les maisons de naissance ou les services des infirmières praticiennes;

  • redonner et garantir aux médias leur rôle de contre-pouvoir du politique en grossissant leur enveloppe budgétaire et en protégeant leur indépendance et leur variété;

  • abolir la ligne de parti qui ligote les élus, etc.

Il a fallu nous rappeler souvent de nous concentrer sur les solutions. La propension de l’homme à chialer semble difficile à transformer en force de proposition. C’est si facile de verbaliser des insatisfactions plus ou moins motivées, plus ou moins basées sur des faits, gros fatras de sentiments vagues, de réflexions modelées par notre bagage personnel, d’expériences de la réalité archi-subjectives et autocentrées, et de filtres culturels.

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Ces biais suffisent-ils à dénier toute légitimité à cette grande consultation populaire qui, si elle rassemble sans doute une classe sociale et d’âge assez homogène, s’étend quand même de Kujjuak à Rouyn, en passant par Montréal? Absolument pas, si ses initiateurs parviennent à donner à cette monumentale collecte de données qualitatives une forme qui ne trahisse pas le projet initial. Et le projet initial, il est très succinct, peut-être pour couper l’herbe sous le pied de ceux qui spéculeraient un peu trop sur l’agenda caché de l’équipe : « malgré son immense potentiel, le Québec a de la difficulté à avancer. Pour que ça change, faut qu’on se parle. » Son communiqué de presse est un peu plus étoffé, mais fait l’impasse sur l’utilisation prévue de cette grosse base de données. On nous a tout de même promis qu’elle serait publique.

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On devine qu’un rapport assorti de recommandations sortira de ces centaines d’assemblées (240 planifiées, 100 déjà tenues) de cuisine et consultations publiques, qui vont sans logique partisane à la rencontre des citoyens et leur donnent la parole. Je trouve facile et procédant d’une certaine mauvaise foi que de condamner le processus au prétexte que sa finalité n’est pas encore claire; ils font au contraire, à mes yeux, les choses dans l’ordre, et en attendant, ils sont les premiers à avoir le courage de s’être lancés dans cette grande entreprise entièrement autofinancée par les petites contributions demandées aux participants et les dons, et à donner généreusement de leur temps pour sillonner le Québec. L’argument de l’appropriation privée de la parole publique me semble tout aussi fallacieux: c’est exactement le principe de la représentation politique, on investit consciemment nos élus du pouvoir de porter nos couleurs dans une arène où, en démocratie représentative, le citoyen lambda ne peut s’exprimer en son nom. Qu’ils reprennent mes idées, qu’ils auront écoutées et validées au point de s’en servir comme outil de promotion? Je ne demande pas mieux. Point de mise en scène ni de langue de bois, nous étions bien entre nous, avec des invités qui se sont montrés extrêmement respectueux et intéressés par ce que nous avions à dire, nous donnant l’impression que nos opinions comptaient.

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Si le collectif Faut qu’on se parle parvient à réaliser cette tâche colossale d’inventorier les idées novatrices venues de la base pour les adresser au sommet d’une manière intelligible et concrètement transposable, je lui lèverais mon chapeau, en plus de m’engager auprès de lui. Et c’est sûrement ce sur quoi il mise : le recrutement différé d’une masse critique de jeunes citoyens qui auront enfin trouvé leurs représentants, si ceux-ci continuent à leur inspirer la confiance et l’espoir que la proximité de la cuisine aura semés.

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