Le titre m’a accrochée, il faut croire qu’en 2016, on y lit encore une contradiction dans les termes. Et puis j’aime les (auto)biographies, je fais confiance à Gallimard, j’ai voulu savoir de quoi avait triomphé cette femme pour se dire libre, de quelle trempe elle était faite, et comment elle définissait la liberté, ses bornes et son prix. Françoise Giroud, sainte patronne des journalistes, femme de caractère et d’audace qui a oeuvré auprès des autres Weil, Beauvoir ou Badinter à faire se lever les Françaises; femme d’un autre siècle, née comme mon grand-père il y a 100 ans exactement, et morte à l’aube du XXIe; je voulais interroger sa leçon à la lumière de nos contingences et libertés actuelles.
Le récit esquisse une époque révolue, où des agences fournissaient les journaux en images, qu’un retoucheur arrangeait à la mitaine, où on vouvoyait mère, ami et époux, et où le mot « lecteur » n’avait pas encore de féminin. La lecture en est réjouissante, car elle met en avant les formidables progrès de la condition féminine, mais elle en pointe également les piétinements et les batailles inachevées. On suit Françoise dans l’aventure du magazine l’Express, qu’elle co-fondera avec son ami, amant, collègue, « frère », Jean-Jacques Servan-Schreiber dans les années 50, juste après avoir lancé Elle avec les Lazareff. Il fallait être culottée pour mépriser toute la condescendance que de telles responsabilités inspiraient aux hommes, et elle en remouche plus d’un. Au-delà de son intérêt socio-historique, ce roman est surtout le récit d’une longue lutte pour l’indépendance financière, intellectuelle et professionnelle des femmes.
Existentialiste, amie d’Albert Camus et recevant les confidences de François Mauriac dans l’habitacle douillet de sa voiture, elle définit la liberté par la fidélité à soi. Encore faut-il définir ce soi, mouvant au gré des déplacements de la personne dans sa trajectoire subjective, j’admire qu’elle sache si bien cerner le sien, alors que les désordres et errances du mien me tourmentent épisodiquement. Elle le soumet régulièrement à un examen sans pitié : « c’est aussi le seul témoignage à décharge que je puisse invoquer devant mon propre tribunal lorsque, regardant l’accusée, je lui demande : qu’as-tu fait pendant 7 ans? Travailler, travailler…tout le monde travaille, tout le monde va, vient, s’agite. Quel sens a eu ta petite agitation, qui te justifie d’avoir été?1 ». Elle ne cache pas son dédain pour la psychanalyse au potentiel dévastateur sur la stabilité de l’être, qu’elle accuse d’avoir miné le duo d’amour et de combat qu’elle formait avec JJSS. Dans le récit qu’elle livre de sa vie des années 30 à ce mois de mai 1960 où, affolée par les chaînes que cette relation anéantie révèle brutalement, elle décide de mettre fin à ses jours, acte qui lui semble à ce moment-là être la seule réponse pour se restaurer à ses yeux, Françoise Giroud expose la force de volonté hors du commun qu’elle a déployée au quotidien pour se dire toujours libre, libre avant tout de l’assujettissement au sexe opposé. Elle se voulait androgyne : rassemblant en son corps l’homme et la femme, l’un étant défini par son accès au pouvoir, l’autre par sa sensibilité, voyant dans cette identité double le seul moyen d’égaler l’homme et de ne pas souffrir de l’infériorisation de son genre.
Son écriture est limpide, sèche et claquant comme un coup de fouet par endroits, toujours profondément réfléchie et mesurée. Sa pensée est politique, dans l’acception la plus large du terme : l’ensemble des manifestations d’une société qui la définissent, la politique comme approche du monde. Françoise Giroud était un bourreau de travail, « chaque jour [elle s’]éveillait avec la perspective d’un combat à livrer pour essayer de comprendre et de faire comprendre », se prêtant en première ligne à l’exigeant travail de la vraie compréhension, celle qu’on reconnaît à notre aptitude à reformuler ce qui a d’abord été entendu2. Sa bataille, sur le plan professionnel, elle peut se targuer de l’avoir gagnée, au vu de sa formidable carrière de journaliste puis de femme politique (comme ministre de la culture) mais c’est probablement au prix d’une subordination immense de sa vie familiale, dont elle ne dit rien, ou si peu : on devine une mise en adoption de son premier fils, et un avortement.
Et ce sacrifice est la résolution la plus commune du dilemme incompressible qui nous assaille encore dans le virage maternel. Dans une société qui sanctifie maintenant l’investissement parental auprès d’enfants moins nombreux et très désirés, les femmes sont plus que jamais sous pression. Difficile d’échapper à une presque inévitable décélération professionnelle, favorisée par notre (encore) généreux congé parental (pris à 90% par la mère exclusivement). Dans le meilleur des cas, si la mère se débat suffisamment pour conserver ses acquis, elle va faire du surplace ou avancer faiblement sur sa trajectoire. Sa trentaine est morcelée par les congés, selon le nombre d’enfants, et ses plans maternels brouillent sa projection professionnelle. Comment s’attaquer à réaliser ses ambitions lorsqu’on a les neurones grignotées par le manque de sommeil et l’absence de stimulation intellectuelle au quotidien? Le prix à payer de cette bataille pour se réaliser en dehors de la sphère maternelle est moralement très lourd, même si Françoise Giroud le passe complètement sous silence, et il l’est d’autant plus aujourd’hui, à l’ère des médiaux sociaux qui rendent public, promeuvent et condamnent des comportements autrefois intimes: on culpabilise de déposer nos enfants à la garderie, on est écrasées de tâches le soir et la fin de semaine, on doit être présentes aux réunions de parents, au déjeuner ou au spectacle de Noël un vendredi matin, c’est la course pour ne pas être l’indigne parent dernier arrivé à la garderie, et on doit encore taper des mains et chanter des comptines à l’heure du conte à la bibliothèque le dimanche matin. Et la pression persiste malgré les nombreuses bien qu’inégales possibilités de garde, car elle se niche dans les recoins de notre conscience, dans les œillades perçues ou imaginées. On veut passer plus de temps de qualité avec nos enfants, les garder à mi-temps, être une maman Pinterest-Montessori inspirée dont chaque parole est éducative, mais on souffre en même temps de notre déclassement professionnel (j’entends par professionnel toute activité sociale hors du rôle maternel, que cette activité soit rémunérée ou pas) et de la réduction de notre identité à la sphère familiale.
Bref, il y a encore du boulot.