Aux bains publics

À la faveur d’une grève interminable dans les écoles du Québec, mettant en péril ma santé mentale, j’ai renoué avec la natation. Elle n’est pas très fringante, la piscine du bout de ma rue. Les vestiaires sont aveugles et le savon rose coule le long du mur. Le brun est omniprésent, les joints douteux. Des carreaux manquent aux plinthes, les pentes sont ratées, ou affaissées par l’usage – les flaques sont partout. Un panneau nous rappelle encore de fermer le robinet de la douche, remplacé depuis longtemps par une minuterie. Comme un autre nous interdit le flânage: ici et là, à Montréal, surgit sur les murs ce rappel d’une époque répressive et prohibitrice. Flâner, quelle belle activité pourtant, habillée d’un mot aussi poétique! Le faire à la piscine me paraît tout à fait souhaitable et je ne m’en prive pas. J’y vais justement pour vivre cet état de délassement incomparable à la sortie de l’eau, le corps rompu par l’effort, délié par la brasse, tonifié par l’eau qu’il faut repousser. Préalable délicieux au flânage! Alors je flâne, ivre d’endorphines, dans le bruit blanc du sèche-cheveux. C’est un temps pour moi que j’étire.

Je connais les arguments de ceux que la piscine dégoûte. On s’y baigne avec la plèbe et tout ce qu’elle transporte, squames, parasites, fluides et flegmes, miasmes, bactéries ou champignons…toute une faune indésirable qui fait trempette avec nous. Le mariage du chlore avec nos émanations corporelles est explosif et irritant (oui, c’est pour ça qu’il faut se doucher soigneusement avant de plonger. Même si elle est fichtrement froide, la première douche). Nos cheveux, notre peau et nos bronches peuvent en pâtir. Mais je fais partie de ceux que l’odeur de ce cocktail chimique dynamise et appelle. À peine poussées les portes du centre Père Marquette, je me rue dans les escaliers, le nez sur sa piste.

De Berlin à Montréal, les bains publics m’ont toujours offert un refuge où dissoudre pour une heure mes préoccupations et mes doutes. Je nage pour m’étourdir dans les longueurs, dans le souffle qui s’accélère, dans les mouvements coordonnés qui me rassurent sur ma vitalité. Ma tête peut être aux prises avec de grands tourments, mon corps sait avancer. Pourtant, ma vitesse n’est pas grisante, je suis une modeste nageuse. C’est long, vingt-cinq mètres à la nage, beaucoup plus que si on courait au bord du bassin. Mes poumons suivent difficilement les injonctions du diaphragme, surtout en crawl, même sur trois temps. C’est répétitif, même en alternant plusieurs styles. Les poutres du plafond et les fanions sur le dos, le fond du bassin sur le ventre, une roulade et ça repart. Pas de podcast dans les oreilles ni de nature à contempler. Quand je reprends de l’air, la musique diffusée depuis la cabine du personnel, qui n’a visiblement pas les mêmes goûts que moi. Diluée dans le vacarme de l’eau soulevée par des dizaines de bras et de pieds qui battent.

Mais tout, dans la piscine publique, me contente. Je dois être honnête, quand il fait -15 ou qu’il pleut à verse, j’y vais à reculons. Le premier contact avec l’eau est rebutant. Je compte: dans cinq brasses coulées, j’y serai bien. Qu’elle soit moderne, comme celle de Rosemont qui arbore des vestiaires mixtes où chacun s’enferme dans sa cabine et où la nudité est interdite, ou décatie comme celle de ma rue, restée dans les années 80. Qu’elle soit splendide, comme celle de Neukölln, à Berlin, conçue en 1914 sur le modèle d’une station thermale antique. On y évolue sous une coupole percée de lucarnes, cernés de colonnes massives, dans des bassins circulaires. Ou olympique, comme celle de l’université de Montréal ou du quartier berlinois Spandau – pas question de prendre une petite pause après 25 mètres. Qu’elle soit modeste, banale, et estivale, comme celles de Saint Péray ou de Die où j’ai appris à nager et à esquiver les guêpes dans le pédiluve, comme à recevoir le regard masculin dans des effluves de frites. Piscines de tous horizons, je vous aime d’emblée.

 

D’abord, à l’évidence, parce que la natation me procure du bien-être. Il y a le soulagement du mental sous tension par le corps en mouvement et l’effet bienfaisant de l’hydrothérapie. La satisfaction de l’ego qui mesure les progrès qui viennent avec la pratique régulière. La parenthèse qui s’ouvre en milieu d’après-midi, à l’heure où la majorité travaille et où les enfants sont à l’école: activité décalée qui fait naître un sentiment de transgression, renforcé par l’hiver dehors quand on est presque nue dedans. L’estomac creusé par la dépense calorique. La liberté d’évoluer en maillot, dépourvue de toutes les couches qu’il nous faut pour affronter les intempéries.

Ensuite, parce que la piscine est un lieu hautement démocratique. On y vient gratuitement, ou presque, avec un équipement minimal et peu coûteux. Les accessoires de frime n’y ont pas leur place. On ne peut dissimuler, tricher, ou édulcorer son apparence: on vient comme on est, dans le plus simple appareil, en général coiffé d’un bonnet en plastique qui écrase toute tentative de distinction capillaire, sans maquillage ni lunettes. Ce sont des corps qui s’assument qui entrent dans l’eau, et beaucoup d’entre eux le font justement parce que ça leur est difficile dans d’autres contextes sociaux: handicap, obésité, vestiges de grossesse ou de maladie, ou simplement l’âge qui marque la peau et les contours. Et ça me touche énormément. Je ressens cette liberté, ou du moins sa quête, ce désir et cette appréciation de se sentir tous égaux dans le bassin, de se côtoyer de très près (parfois se toucher par inadvertance, chose rare au Québec) sans se dévisager ni se juger – l’esprit des lieux l’interdit. Savoir que tous, nous venons rechercher du bien-être, ensemble, différents, ignorants de nos conditions d’existence et des douleurs qu’on transporte, me réjouit.

Certains viennent avec leur plan d’entraînement sous plastique au bord de l’eau. Beaucoup nagent mal. La technique n’est pas là. Ça éclabousse dans tous les sens. Mais ces considérations n’ont pas lieu d’être: on vient pour se sentir mieux et non pour offrir une performance. Cette volonté commune flotte au dessus de l’eau, apaisante et fédératrice. On la retrouve après, dans les vestiaires. J’ai une préférence pour ceux, décloisonnés, où on continue d’être tout proches, dans notre vulnérabilité et notre humanité. On s’enroule plus ou moins dans sa serviette, on est plus ou moins décomplexées dans nos gestes, on dissimule ou on expose, on partage un banc et la sensation délicieuse du corps qui a bien travaillé. Dans ma piscine, les gamines du club de gym regardent du coin de l’œil les femmes qui se changent. Il y a de l’interclasse, de l’intergénérationnel, et même du relationnel entre les habituées qui se reconnaissent et échangent des banalités. Pas si fréquent en Amérique du nord. On se crème, on se masse, on se sèche, on se coiffe. On a toutes conscience de prendre soin de nous, et que ce n’est pas du luxe. On se reconnaît dans nos émotions sans les partager verbalement. Ça flotte, encore, aura réconfortante…

Il y a les habitués, qui s’échangent des signes de reconnaissance, de semaine en semaine. J’en fais partie maintenant: la dame chinoise anglophone me sourit. Ça fait longtemps que je n’ai pas vu la tatouée, qui me demandait des conseils pour respirer sous l’eau. Une Québécoise bavarde ne perd pas une occasion de me parler cheveux, température, météo, bonnet de bain. Tous les jours à 15h, même la fin de semaine, un monsieur très âgé qui semble est-asiatique, affronte l’eau dans une nage indéfinissable. Son dos courbe et son poitrail creux, ses tâches de vieillesse partout et son regard un peu flou m’émeuvent à chaque fois. J’admire sa persévérance, sa force de volonté. Beau temps mauvais temps, il est là. J’imagine ce que doit dire sa famille, “il ne ratera pas sa piscine”. Le regarder, dans sa constance, dans sa détermination à avancer dans l’effort, malgré son grand âge, me donne une leçon d’humilité et de courage. Et parfois, j’en ai besoin.

Aux thermes

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